Trine Søndergaard (née en 1972 au Danemark, elle vit et travaille à Copenhague) est une photographe qui revendique ouvertement son appartenance à la culture de son pays d’origine.
En effet, la majorité du corpus photographique de l’artiste fait appel à quelques-uns des grands noms des arts visuels danois.
Entre absence et présence
Les références de Trine Søndergaard sont évidentes et assumées. La filiation la plus immédiatement frappante renvoie à Vilhelm Hammershøi (voir notre article), dont la plasticienne danoise recrée les « paysages » intérieurs et d’intérieur. Le peintre danois s’est avant tout évertué à transcrire l’idée et la sensation de présence dans l’absence, et par conséquent le silence qui l’accompagne. Il a dressé des portraits existentialistes d’espaces privés aux portes, couloirs et miroirs en rebond, comme une infinie variation des Ménines de Diego Velázquez. Des apertures suggérant aussi bien l’éloignement que le surgissement d’une présence, des ouvertures de l’espace « intérieur » agissant tels des renvois silencieux. Néanmoins, Vilhelm Hammershøi a quelque fois peuplé ses intérieurs vides, en introduisant dans une ambiance monochromatique et épurée, des personnages qui sont presque essentiellement féminins. Il s’agit très souvent du même modèle tournant le dos au peintre et au regardeur. Ces femmes de dos à la coiffure immuable et aux vêtements similaires semblent être des « réflexions ». L’image rendue pourrait être celle d’une d’une personne faisant face au peintre dont nous ne verrions que le reflet de dos, peintre et modèles ayant disparus de la représentation, tous effacés ou absents, mais encore présents ou réfléchis.Still
Une des expositions de la photographe Trine Søndergaard s’intitule « Still » (visible actuellement à la Maison du Danemark) et regroupe deux séries « Interior» et «Guldnakke ». La première de ces séries réunie des clichés d’intérieurs réalisés entre 2008 et 2012. Ces photographies reprennent scrupuleusement la thématique de Vilhelm Hammershøi. Le titre au singulier, joue précisément sur cette ambiguïté entre les intérieurs et l’intériorité plus ou moins évanescente. Les photographies de la plasticienne danoise reprennent le monochromatisme du peintre et la même attention à la lumière qui se répercute d’une surface à une autre. Trine Søndergaard re-imagine ainsi, ou plutôt rend visible à sa manière bien particulière, les rémanences de présence dans des habitats humains désertés.
Il ne s’agit cependant pas de déceler des traces physiques des habitants du lieu, mais tout ce qui constitue « l’intériorité » d’un « endroit », d’un « être là ». Les manoirs inhabités que saisit la photographe, sont à la fois vides et remplis d’une certaine présence qui relève d’une forme d’ontologie sensible. La lumière profane dévoile dans ces habitats humains maintenant abandonnés quelque chose d’impersonnel, mais « palpable », une sorte de présence haptique (Voir notre article). Cet abri est bien celui des hommes, même s’ils ne « sont » plus « là » depuis fort longtemps. Par ailleurs, les ouvertures et les portes qui semblent se refléter sont une métaphore évidente de l’intériorité. Il y a un aspect étrangement « monadique » et solipsiste dans les images de Trine Søndergaard et de son mentor.
Les portraits refusés
La série « Guldnakke » reprend une autre « idée » d’Hammershøi : les portraits de dos, auxquels la photographe associe une connotation historique. Dans ses portraits de jeunes femmes se dérobant, elle a utilisé des coiffes datant du milieu du XIXe siècle, réalisées au fil d’or, dont s’affublaient les épouses de prospères agriculteurs. C’était un signe de distinction sociale, mais aussi un moyen pour les fileuses de subvenir de manière indépendante aux besoins de leur famille. Trine Søndergaard superpose ainsi différents contenus et sources d’inspiration : le rappel des portraits en reflet hypothétique de Vilhelm Hammershøi, la préciosité et les délicats détails des coiffes d’or, l’histoire double du vêtement d’apparat issu du milieu de la noblesse et du clergé, de même que l’évocation lointaine du contexte social de l’indépendance naissante des femmes au Danemark. L’essentiel réside, néanmoins, plus probablement dans la fascination exercée par l’observation du détail décoratif et de portraits qui n’en sont pas précisément. Les jeunes femmes de dos aux coiffes anciennes et aux vêtements contemporains sont traitées plastiquement comme des paysages dans les détails desquels on se perd. Ces jeunes femmes laissent paraître négligemment leurs cheveux, leurs épaules et le grain de leur peau, comme des hauts vestimentaires anachroniques. Tout est traité suivant la même valeur formelle, le modèle, sa chair comme ses atours vestimentaires, dans une lumière étale sans « pathos ». Les personnages de dos de la photographe sont aussi refusés et lointains que les silhouettes des tableaux de Vilhelm Hammershøi.
Le Portrait diffracté
Hormis ces deux séries le corpus de Trine Søndergaard atteste de son goût pour une photographie phénoménologique, de la présence et du reflet, de la « persona ». En effet, dans la série « A Room Inside » (2015) la photographe développe le thème du portait « récalcitrant » ; des jeunes filles diaphanes posent dissimulées par des coiffes, des voiles ou à l’abris de dentelles noires. Certaines brandissent devant leurs visages, ou même leurs torses, des miroirs sans reflets. Le titre est éclairant : « A Room Inside », l’intérieur, la place, le lieu, l’espace vide, sont ici figurés par l’absence d’identité ou le refus d’être identifié. Le monde du cinéaste suédois Ingmar Bergman, dans le Silence ou Persona, résonne puissamment avec cette série réalisée par la photographe danoise. D’autre part elle nous rappelle le pré-existentialisme du penseur danois Kierkegaard, notamment dans ses premiers ouvrages abordant le stade esthétique et éthique ; l’un se vouant à la sensualité répétée et désespérée de se satisfaire définitivement, l’autre se consacrant au « choix de soi-même ». Le travail de Trine Søndergaard se tient dans l’entre deux, un stade spéculaire, un moment de diffraction qui ne semble pas trouver son terme.
La photographe a entrepris de très nombreuses autres séries. Il y a des femmes voilées, des portraits monochromes à la manière Pop Art mais mâtinés paradoxalement d’intériorité, une partie de chasse proche d’Antonioni (en collaboration avec Nicolai Howalt), des portraits de paysages suburbains ou des portraits en pied de femmes confrontées à la statuaire classique, voire antique, et ainsi de suite. Dans tous les cas l’ensemble du corpus gravite autour de la notion de portrait comme paysage et du paysage comme portrait, où l’intériorité s’étiole ou se densifie, souvent dans une dialectique frappante des antinomies.
Thierry Grizard
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Source : Artefields.net
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Auteur : Thierry Grizard