Dix ans après l’exposition tenue à Madrid, A Hard and Merciless Light, et un an après l’exposition du Centre Pompidou Photographie, arme de classe, ce numéro 4 de Transbordeur rend compte de l’actualité foisonnante de la recherche sur la photographie ouvrière. Le dossier étend le sujet tant sur le plan géographique que chronologique.
Au milieu des années 1920, l’agitprop des milieux de la gauche radicale entraîna le développement d’un langage et de méthodes qui marquèrent durablement le discours sur la photographie. En plus des photomontages qui remplissaient la presse illustrée, les mouvements culturels et politiques s’appuyèrent sur un principe nouveau : médium populaire, la photographie devait servir la cause du peuple en lui permettant de produire lui-même les documents de la vie sociale. Selon l’idée prolétarienne portée par les communistes, cet acte de prise de contrôle par les travailleurs de leur propre image faisait passer les ouvriers du statut de « classe objet » à celui de sujet et acteur de leur propre représentation. Qui mieux que les dominés pouvaient rendre compte au quotidien des luttes dans lesquelles ils se trouvaient engagés ? Aussi les travailleurs se saisirent-ils d’appareils photographiques dans le but de documenter leur quotidien, leur travail et leurs loisirs, plus singulièrement leur engagement dans le mouvement social (fig. 1). Cette nouvelle méthode d’agitprop consistant à déléguer aux ouvriers les moyens de production visuelle, soutenue par l’organisation d’expositions, de réseaux d’amateurs ouvriers, s’est étendue à différents pays – l’Allemagne et l’URSS en premier lieu, mais aussi la Tchécoslovaquie, la Grande-Bretagne, la France, les États-Unis notamment. La photographie ouvrière demeure tout au long du XXe siècle et encore aujourd’hui un modèle de production alternative d’information visuelle. Dans les années 1970, des photographes et cinéastes militants reproduisirent le geste consistant à donner aux ouvriers les caméras pour documenter le mouvement social. La militante féministe Jo Spence avec son compagnon Terry Dennett – qu’étudie ici l’article de Charlene Heath (pp. 104-117 fig. 2) ou encore Chris Marker avec les groupes Medvedkine mettaient en pratique ce renversement du rapport de domination symbolique sous-tendu par le médium photojournalistique d’une façon qui semble anticiper sur les médias contemporains. Comment ne pas penser à l’image partagée sur Internet, à l’utilisation politique des réseaux sociaux ?
Un champ de recherche dynamique
Cette histoire est loin d’être inconnue, mais elle a été longtemps cantonnée dans le cadre national et le récit militant. Dans les années 1970 et 1980, à l’est comme à l’ouest du mur, on convoque les témoins, on organise des tables rondes, on publie des mémoires dans l’espoir de nourrir une expérience renouvelée de la photographie d’agitprop1. Le récit se politise et les grandes dates sont martelées, faisant du cas allemand un modèle d’engagement critique. Communistes de la première heure et militants de la nouvelle génération partagent leur expérience du médium « arme de classe », repris des mains de la bourgeoisie et retourné contre elle. Les raisons objectives des organisations d’agitprop qui avaient soutenu ce mouvement dans les années 1930 ne sont pas interrogées– c’est « le communisme»– et les différents modèles d’adaptation nationale de « la photographie ouvrière » se trouvent fondus dans le même moule. S’ajoute à cela que le discours officiel de la RDA met l’accent sur les organisations communistes, laissant dans l’ombre la contribution sociale-démocrate à la photographie ouvrière2. Autrement dit, il manque la distance des archives que l’histoire libérera après la chute du mur. Il a fallu attendre en effet la fin des années 2000, le temps de se tourner vers ces dossiers rendus accessibles au début des années 1990, pour qu’une nouvelle génération d’historiens se saisisse de cette histoire et lui donne une dimension transnationale plus nuancée. L’organisation de l’exposition Le Mouvement de la photographie ouvrière, 1926-1939 au Museo Reina Sofía de Madrid par Jorge Ribalta en 2011 et le colloque qui la précéda en janvier 2010 furent une étape marquante3. Ces deux événements ont donné une impulsion majeure aux recherches en cours et à venir. Pour la première fois, le mouvement de photographie ouvrière de l’entre-deux-guerres était traité dans sa dimension transnationale et le rôle du modèle soviétique était mis en avant à côté du cas allemand, de même que les ramifications du mouvement dans les pays européens et aux États-Unis, où le bannissement de la gauche par le maccarthysme l’avait effacé des mémoires depuis les années 1950. Le catalogue de cette exposition espagnole, dont il est question dans l’entretien avec Jorge Ribalta, présente un riche matériau documentaire et incite à poursuivre la réflexion dans la direction d’une histoire de la circulation des pratiques militantes.
Le projet de recherche conduit à Dresde par Wolfgang Hesse sur la photographie ouvrière en Saxe s’est attaché à documenter la vie de ces militants au plus près de leur quotidien, laissant en arrière-plan les grands slogans désormais éculés4. Ont ainsi été exhumés des fonds photographiques « dormant », dans le cas le plus spectaculaire, depuis presque un siècle sous le plancher d’un appartement, cachés de la vue des nazis et retrouvés au hasard de travaux de rénovation5. Difficiles enquêtes que l’histoire du quotidien sans archives ni témoins : comment raconter la vie de ces ouvriers, militants communistes, souvent jeunes et membres de différentes organisations – jeunesse, front rouge, parti communiste (KPD) ou parti communiste ouvrier (KAPD) – pour certains partis s’installer en URSS, pour d’autres basculés dans la résistance antinazie dès 1933 ? Leur ambition : documenter la domination des « Junkers » (les grands propriétaires prussiens), la misère du logement ouvrier, les violences policières, la montée du fascisme, la grève des écoliers (fig. 2), l’action de propagande des groupes communistes. La photographie amateur était pour eux une école du regard qu’aucun discours, aucune prescription, aucun mot d’ordre, fût-il communiste, ne pourrait résumer, façonnée par un rapport au temps proprement révolutionnaire, comme le montre ici Wolfgang Hesse. À l’articulation de l’histoire du mouvement ouvrier et de la micro-histoire des « milieux communistes », le projet « Das Auge des Arbeiters [L’œil du travailleur] » a ainsi accru la connaissance du mouvement à l’échelle locale. Son article dans ce numéro revient sur un document exceptionnel, le « calendrier ouvrier révolutionnaire » édité entre 1923 et 1933, où le temps révolutionnaire se présente comme une superposition dialectique de temporalités passées orientée vers l’accomplissement à venir de la révolution (pp. 26-37).
Éléments de contexte historique
Il convient dans cette introduction de présenter un rapide état des connaissances générales et de reprendre les questionnements nouveaux soulevés par cette historiographie afin de donner un cadre aux recherches les plus récentes présentées dans ce dossier. Rappelons tout d’abord comment est né le mouvement de photographie ouvrière. S’il est précédé par un usage de la carte-photo d’avant 1914, dont Céline Assegond montre ici le caractère spontané d’autoreprésentation (pp. 16-25, fig. 4), le mouvement de photographie ouvrière trouve son origine en 1926 dans l’action du Neuer Deutscher Verlag, la maison d’édition du célèbre illustré communiste Arbeiter Illustrierte Zeitung (AIZ, Journal illustré des travailleurs), dirigée par Babette Groß et située dans le giron d’une plus vaste organisation – une ONG dirait-on aujourd’hui –, le Secours ouvrier international (SOI)6. Cette organisation fut créée par le communiste allemand Willi Münzenberg à la demande des Soviétiques en 1921 avec pour mission de rassembler des vivres et des soutiens financiers pour venir en aide aux affamés de la Volga, victimes tant de la sécheresse que de la guerre civile (fig. 5).
Que cette organisation de solidarité ouvrière soit devenue rapidement le principal organisme de propagande soviétique dans le monde occidental est déjà un sujet de questionnements : s’agissait-il dès le départ, comme le suggère Sean McMeekin7, d’un paravent permettant de diffuser la propagande soviétique à l’étranger, ou faut-il prendre au sérieux la mission de solidarité internationale que Münzenberg ne cessait de proclamer ? Le livre de Kasper Braskén8 nous oriente dans ce sens, incitant à penser la solidarité et la propagande comme deux branches d’une même activité, complémentaires et indispensables l’une à l’autre. Toujours est-il que le SOI, basé à Berlin, produisait une communication puissante au service du communisme, sans toutefois dépendre du parti allemand (KPD) ni, pour ses antennes étrangères, des autres partis nationaux. Il relevait du Komintern, pour autant qu’on puisse remonter à un échelon supérieur, Münzenberg n’ayant jamais vraiment eu de « donneurs d’ordres », trop malin et trop opportuniste, plus enclin à instrumentaliser ses liens avec Moscou. Le SOI diffusait du cinéma d’actualité et de fiction – dont les films de Poudovkine et d’Eisenstein – sous les étiquettes Mezhrabpom Rus et Prometheus Film9, publiait de nombreux journaux, dont l’AIZ, et servait d’organisation parapluie à de multiples associations sportives et culturelles du mouvement ouvrier. Il faut donc considérer le mouvement de photographie ouvrière dans un contexte communiste, à distance du parti et de ses sections d’agitprop et dans le périmètre du SOI et de l’AIZ, ce dernier fournissant un modèle et des débouchés – publications des images et rémunérations – pour les meilleurs amateurs photographes ouvriers. Andrés Mario Zervigón revient dans ce dossier sur les rapports entre AIZ et photographes ouvriers, en relativisant leur investissement par rapport au discours véhiculé par l’illustré (pp. 38-49). Au début des années 1930, on compte en tout cas plus d’une centaine de clubs officiellement affiliés à l’Union des photographes ouvriers d’Allemagne, répartis sur l’ensemble du territoire, réunissant plus de 1500 photographes.
L’objectif des animateurs du mouvement consistait à transformer une activité de loisir en pratique militante et contestataire. Plus secrètement, il s’agissait de débaucher des ouvriers membres d’organisations sociales-démocrates comme l’association de randonnée les « Amis de la nature », qui comprenait déjà de nombreux clubs photo10, et de les admettre dans le réseau communiste de l’Union des photographes ouvriers d’Allemagne. De sorte que la publication de l’appel aux « photographes ouvriers » dans l’AIZ en mars 1926 et la création de l’Union des photographes ouvriers l’année suivante par Münzenberg et Babette Groß fut perçue dès les premiers instants comme une agression contre les organisations sociales-démocrates. La tentative de ralliement aux communistes resta d’ailleurs lettre morte en Autriche et en Suisse où le mouvement demeura dans sa grande majorité social-démocrate11. Cette concurrence leur permit néanmoins d’asseoir une nouvelle idée-force absente des clubs existant : l’avenir de la photo amateur, dans le contexte ouvrier, ne vise pas prioritairement l’émancipation par les loisirs, mais la propagande, entendue comme la construction d’une conscience de classe par l’éducation du regard et l’appropriation des moyens de production visuelle. Aussi les premiers articles du bulletin de l’association des photographes ouvriers, Der Arbeiter-Fotograf (Le travailleur photographe), pointaient-ils du doigt les amateurs dont on aimait désormais à critiquer le dilettantisme pour asseoir une nouvelle figure du photo-correspondant, calquée sur le modèle des rabkors, ces journalistes ouvriers de la presse écrite (du russe рабселькоры, correspondants ouvriers et paysans)12.
L’internationale des amateurs photographes ouvriers
Le fait qu’au même moment un mouvement similaire se constituait en URSS ne fait pas de l’organisation allemande une imitation du modèle soviétique13. Malgré des contacts occasionnels et un intérêt mutuel, tous deux se développaient parallèlement, de manière presque autonome. En URSS, c’est autour de journalistes d’Ogoniok, célèbre hebdomadaire illustré, en première ligne son rédacteur en chef Mikhaïl Koltsov, que fut lancé le mouvement des « photo-correspondants » avec une ambition semblable à celle de son homologue allemand : absorber les « cercles photo » (фото круги>) pour le bénéfice d’un mouvement prolétarien et de l’union de l’appareil et du stylo – autrement dit d’un rapprochement avec les correspondants ouvriers et paysans. Rappelons d’ailleurs qu’une controverse opposa en 1927 Alexandre Rodtchenko et la rédaction de Sovetskoe Foto, attachée à plus de réalisme et à des basculements moins accentués de l’appareil photo14. Emily Evans revient dans son article sur le mouvement soviétique des photographes ouvriers et explique les raisons de son échec (pp. 60-69).
Les tentatives pour coordonner un mouvement à l’échelle internationale ont existé mais n’ont guère débouché que sur des déclarations d’intention. Dès 1927, lors de la célébration du dixième anniversaire de la révolution d’Octobre, le critique de cinéma Grigori Boltianski dirigea une réunion qui aboutit à constater la faiblesse du mouvement ailleurs qu’en Allemagne et en URSS et appela à encourager la base. Quatre ans plus tard, les choses avaient évolué et deux initiatives furent amorcées simultanément : une nouvelle réunion fut tenue à Moscou, présidée à nouveau par Boltianski, et un « bureau international » fut créé en Allemagne, confié à Erich Rinka15. Il n’en fallait pas davantage pour encourager diverses initiatives dont on peut déjà dégager les grandes lignes, qui expliquent d’ailleurs la faiblesse du réseau international. Tandis qu’en Allemagne et en URSS, le mouvement de photographie ouvrière s’appuyait sur des éditeurs et des journalistes, dans la plupart des autres pays, à l’exception des États-Unis, les associations ouvrières s’adossaient à des initiatives portées par des artistes ou des intellectuels. Ces derniers, déçus par les piètres prestations artistiques des amateurs, n’avaient pas le même intérêt pour le mouvement. Tandis que les journaux souhaitaient instrumentaliser leur production pour obtenir un matériau visuel bon marché, les organisations artistiques se contentaient d’encourager le mouvement par des expositions et quelques publications.
Aux Pays-Bas, la photographie ouvrière était dominée par deux pôles16. À Rotterdam, les artistes Paul Schuitema, Piet Zwart et Gerrit Kiljan formèrent le 13 février 1931 la Vereeniging van Arbeiders-Fotografen, liée au collectif d’écrivains Link Richten et au magazine du même nom. À Amsterdam, ce sont Joris Ivens et son assistant John Fernhout qui fédérèrent les activités des clubs de photographes ouvriers autour de l’association Vereeniging voor Volkskultur fondée en 1928 pour présenter du cinéma d’actualité russe et réaliser des films néerlandais sur le même modèle. Fernhout rencontra à Berlin la photographe hongroise Eva Besnyő qui s’installa avec lui à Amsterdam en 1932 et tous deux réalisèrent notamment un reportage social sur Kiserdő, une banlieue pauvre de Budapest, qui fut fort bien diffusé dans les expositions photographiques et dans la presse illustrée communiste hongroise et néerlandaise.
En Tchécoslovaquie, comme le montre Fedora Parkmann dans son article, la scène était divisée entre, d’une part, la vingtaine de clubs répartis sur le territoire germanophone du nord et qui correspondaient avec l’organisation de Berlin, et, d’autre part, les groupes de Prague et de Brno (pp. 50-59, fig. 6). Dans l’une et l’autre ville, respectivement en octobre et décembre 1931, le critique et théoricien Lubomír Linhart et l’architecte Frantižek Kalivoda créèrent les groupes fi-fo au sein de l’association de gauche Levá fronta (Front de gauche)17. En Grande-Bretagne, le mouvement connut un démarrage plus tardif. La presse ouvrière était certes déjà passée au magazine avec le Worker’s International Pictorial fondé en 1927 et le Worker’s Illustrated News, créé en 1929 sur le modèle de l’AIZ, mais l’association Worker’s Film and Photo League ne vit le jour qu’en 1934. Aux États-Unis, autour de Labor Defender, journal illustré coulé dans le même moule que l’AIZ, le Labor Defender Group, créé en avril 1930 sous l’égide de J. Louis Engdahl et Sol Auerbach, faisait travailler des ouvriers photographes pour les intérêts du journal d’actualité. Quelque temps auparavant, en mai 1929, la branche new-yorkaise du SOI18 avait annoncé, dans le Daily Worker, la création au sein de son département des activités culturelles d’un Workers Camera Club, qui devint à la fin de l’année 1930, après qu’on y eut ajouté la pratique du film d’actualité, le Workers Film and Photo League19. Margaret Innes revient sur cet épisode jusqu’ici ignoré par l’historiographie américaine (pp. 70-81). Christian Koller présente pour sa part quelques fonds encore inexplorés des Archives sociales suisses (pp. 94-103).
Le cas français, étudié dans le cadre d’un projet de recherche mené par l’université Paris Nanterre et le Centre Pompidou20, qui a débouché sur l’exposition Photographie, arme de classe en 2018, et puis complété par le récent article de Simon Dell sur le magazine Regards21, est particulièrement révélateur de ces dynamiques contraires, opposant la logique de la presse et celle de la création artistique. Le mouvement des Amateurs photographes ouvriers (APO) vit le jour en 1930 après que plusieurs appels aux photographes correspondants ouvriers furent lancés dans l’Almanach ouvrier et paysan et dans Nos Regards22. Une page du Bulletin des APO23 fut d’ailleurs reproduite dans Der Arbeiter-Fotograf en 1931 pour célébrer l’« internationale des photographes ouvriers ». Sur l’initiative du photographe Eli Lotar24, vraisemblablement inspiré par Joris Ivens avec qui il avait travaillé, un rapprochement fut opéré entre les APO et la section photo de l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires (AEAR), dont Lotar était secrétaire, de sorte qu’en 1933 les amateurs ouvriers bénéficiaient du soutien de la célèbre organisation culturelle communiste.
L’organisation allemande était, entre-temps, passée à un niveau supérieur de professionnalisme avec la création d’une agence, Union-Bild, présentée comme une agence prolétarienne destinée à centraliser les photographies des amateurs ouvriers, en réalité une antenne berlinoise de l’agence soviétique Soyouz-Foto, dirigée par Fritz Stammberger et regroupant les meilleurs photojournalistes soviétiques, notamment Arkadi Chaïkhet et Max Alpers, ainsi que Tina Modotti tout juste arrivée de Mexico à Berlin25. Cette professionnalisation ne signifiait certes pas la fin du mouvement amateur allemand, mais tendait à mettre ses membres à l’écart du circuit de publication de l’AIZ. Et si, comme le montre ici Emily Evans, le mouvement soviétique avait survécu à l’interdiction proclamée par Staline en avril 1932 visant toutes les organisations culturelles et artistiques, elle perdit rapidement son influence sur les cercles photo.
Existe-t-il une esthétique de la photographie ouvrière ?
Le lien que cultivait le mouvement des photographes ouvriers avec la presse illustrée avait projeté sur la pratique photographique une éthique du document laissant a priori de côté la question formelle, comme si la seule valeur d’information pouvait suffire à justifier l’usage des images dans les médias de masse. Les premiers articles du bulletin Der Arbeiter-Fotograf orientaient les lecteurs vers la définition de certains motifs : travail dans les usines, misère des rues, conditions de logement26. La photographie prolétarienne indexait ainsi sa qualité sur son utilité pour la presse. La seule chose qui comptait vraiment était d’ouvrir les yeux sur un monde caché, ignoré du bourgeois, le degré de vérité se mesurant au rapport de connaissance intime du photographe et de son sujet. En somme, la conscience de classe semblait garantir à elle seule la perfection des images, considérées comme de simples captures, des instants dérobés à la vie des ouvriers, dont l’agentivité créatrice se trouvait disséminée dans la masse par l’effet de la multiplicité des pratiques. Aussi, plutôt que de s’appesantir sur les considérations esthétiques qui agitaient la scène artistique de cette fin des années 1920, Der Arbeiter-Fotograf s’employait à définir en priorité les contenus éligibles au statut de document utile pour la lutte des classes : « la forme et la perfection des images [allaient] se résoudre par elles-mêmes avec l’expérience27.»
Ce fonctionnalisme exacerbé semblait refléter la poétique « factographique » développée par les écrivains de gauche28. Bertolt Brecht ne décrivait-il pas alors comme « souhaitable la préparation de documents […] de points de vue typiques et, pour ce qui concerne l’utilisation, neutralisés par la forme29 » ? En URSS, au sein de la revue d’avant-garde Novyi Lef, Sergueï Tret’iakov avait quant à lui conduit une transformation profonde du cadre de la création littéraire : la défense du document et l’utilisation de photographies « informatives » pour la composition de ses articles allaient de pair avec la déprofessionnalisation de l’écrivain – il proposait par exemple, dans un article de décembre 1928, que les rangs des « factographes » soient élargis aux photo-correspondants30. Mais ni en Russie ni en Allemagne, la photographie ouvrière ne se prévalait d’un projet artistique ou littéraire. Lorsqu’on évoquait la valeur documentaire, c’était moins dans une réflexion sur la fin des genres fictionnels, dont Walter Benjamin allait plus tard se faire l’écho31, que dans un but plus pragmatique visant à alimenter les journaux muraux et la presse illustrée. Les controverses artistiques qui allaient éclater en 1929 autour de l’exposition Film und Foto du Werkbund allaient d’ailleurs révéler combien l’horizon d’attente des amateurs était éloigné des discussions conduites dans les milieux d’avant-garde.
Il reste qu’en dépit de cette « liquidation de la forme », on peut dégager les grandes lignes d’une esthétique documentaire, décrite sous les espèces d’une recherche formelle collective en constante transformation, tentant de jalonner sa pratique visuelle entre l’abandon du naturalisme et la prévention contre la modernité. Dans l’Allemagne de la seconde moitié des années 1920, la culture visuelle des milieux ouvriers était en effet dominée par l’héritage du naturalisme d’avant-guerre, qu’incarnaient encore, chacun à sa manière, Käthe Kollwitz, Hans Balluschek, Heinrich Zille et que reprenait notamment Otto Nagel32, artiste prolétarien autodidacte. La photographie ouvrière restait marquée par cette tradition picturale misérabiliste lorsqu’elle entendait décrire les conditions de logement, le rôle des femmes de la classe ouvrière – dans la lutte pour l’abolition du paragraphe 218 du code pénal interdisant l’avortement. C’est le cas de Walter Ballhause, Erich Rinka, Fritz Globig et tant d’autres montrant les chômeurs, mendiants et autres blessés de guerre, les cours sombres des Mietkasernen, les murs lépreux des intérieurs ouvriers, les enfants des rues en guenilles (fig. 8 et 9). Mais on observe de nombreux signes d’affaiblissement de cette tradition dans l’autoreprésentation des travailleurs. Les milieux ouvriers n’étaient guère enclins à s’identifier aux images de la misère et de l’impuissance, ils raillaient les types « à la Zille » (du nom du caricaturiste berlinois) et préféraient donner à la travailleuse et au travailleur une fierté incarnée par les signes de la vigueur physique, la vue en contreplongée et des vêtements propres33 (fig. 10 et 11).
L’autre facteur d’affaiblissement de la tradition naturaliste est l’effet de la modernité photographique que les amateurs ne pouvaient ignorer en dépit des critiques proférées contre le formalisme abstrait par les cadres du mouvement allemand. Les grandes expositions, comme la Pressa de Cologne en 1928, la Fifo de Stuttgart et ses variantes montrées dans de nombreuses villes entre 1929 et 193034, ont transformé le rapport au médium photographique et rendu le passage au petit format – le Leica dans le meilleur des cas – indispensable. Désormais, le basculement des appareils, la mobilité du regard, la vivacité de la prise de vue l’emportait sur la construction picturale des motifs. C’est ce qui fait dire à Rolf Sachsse, en parlant notamment du travail d’Albert Hennig ou Richard Peter, que le mouvement de photographie ouvrière « instrumentalisait » la modernité35. Dans un autre contexte, Lorraine Audric montre comment le reportage social influence l’œuvre et le regard de Gisèle Freund, même après un « refoulement de la politique » due à sa condition d’exilée à Paris (pp. 82-93).
Certes, le modèle soviétique gagne du terrain en tant que compromis entre modernité formaliste et contenu ouvrier. Les images d’URSS remplissent désormais les pages du magazine allemand AIZ comme celles de Regards, s’imposent dans les expositions sur la photographie et le cinéma grâce à l’action de la VOKS, agence de diplomatie culturelle soviétique, puis celle de Soyouz-Foto. Solidement composées, maîtrisant avec soin l’équilibre des masses, les effets lumineux, les rythmes et textures, ces images ne versent jamais dans ce qui était considéré comme les excès du constructivisme rejeté par les photographes de Sovetskoe foto. Mais aussi présentes que soient les photographies soviétiques, elles n’impriment qu’une faible marque sur la photographie sociale des années 1930. Ce qui semble dès lors s’imposer, si l’on laisse de côté le photomontage, c’est une photographie de documentaire social nourrie des modèles picturaux d’avant-guerre, des types sociaux, des scènes de rue, des visions de la pauvreté, mais avec une telle proximité et une telle mobilité que le sentiment de distance, de mélancolie, de plainte silencieuse qu’on y voyait disparaît au profit d’une vivacité nouvelle. En Allemagne, où l’activiste italienne Tina Modotti fait un rapide passage (fig. 12), comme dans les milieux artistiques de Budapest, Prague, Brno, Amsterdam, Rotterdam, New York et surtout Paris, qui deviendra au milieu des années 1930 la capitale du photojournalisme, l’image du peuple révèle une mobilité du corps du photographe, une intimité avec le sujet, qui tantôt confine à la Nouvelle Vision, tantôt au surréalisme
C’est dire si le dispositif – renversement de la domination symbolique sur les mécanismes de la représentation, participation collective, dissémination – a profondément marqué la forme et le langage du documentaire social de l’entre-deux-guerres. Chaque fois que la contestation sociale devient une contestation de la représentation sociale se reposera la question du médium – la photographie, la presse, le cinéma. Comme le dit Jorge Ribalta, l’image des crises ne se conçoit pas sans une crise des images : mais comme les crises ne se répètent jamais de façon similaire, elles auront à chaque fois d’autres noms, d’autres formes, seront associées à d’autre évolutions techniques : « le Leica », la « génération Instamatic », Instagram…
Transbordeur