Présenté au Centre Photographique de Rouen, L’embarcadère (« The Pierhead ») rassemble quelque soixante-dix images inédites extraites d’un ensemble foisonnant réalisé entre 1978 et 2002, à Liverpool, par le photographe britannique Tom Wood.
Les images de Tom Wood parlent autant de sa ville d’adoption, que de lui-même ; l’Irlandais est fasciné par ce Liverpool aux multiples visages qu’il n’a cessé d’arpenter pendant plus de deux décennies. Zones résidentielles et balnéaires, chantiers navals et docks s’y frôlent ou s’opposent. Une diversité que le photographe observe au fil des traversées quotidiennes entre les deux rives du fleuve Mersey séparant son domicile de son lieu de travail. A la fin des années 1970 et 80, Tom Wood, alors professeur de technique photographique à l’école d’art de Liverpool, se retrouve régulièrement dans les foules qui attendent le ferry au Pier Head : banlieusards fatigués après une longue journée de labeur, bandes d’adolescentes en goguette. Jeunes, vieux, pauvres et moins pauvres se mélangent sur les quais. Le jethead, à la fois embarcadère du ferry et terminal de lignes de bus, est le point de passage obligé pour l’ensemble du Merseyside, celui des correspondances, des rendez-vous. « Il y avait toujours beaucoup de gens au Pier Head. C’était un lieu dynamique, nerveux », se souvient-il. « Il m’arrivait souvent de manquer un ferry alors en attendant le suivant je prenais des photos ».
A force de croiser sa grande silhouette, Rolleicord autour du cou, les adolescents du voisinage l’avaient surnommé non sans affection Photie man, le gars à l’appareil photo. Il faut dire que Tom Wood porte sur ses congénères un regard bienveillant, tendrement curieux. Qu’il pointe son objectif vers deux jeunes filles à l’air bravache, ou qu’il saisisse un moment d’intimité fugitive, il manifeste la même générosité, le même élan vers l’autre. « Je ne fais que transcrire l’humour et l’énergie des gens », répète inlassablement le photographe dont les images ont le charme et la fraîcheur des photos de famille.
Contrairement à Martin Parr, d’un an son cadet, qui a fait de New Brighton, petite station balnéaire en déclin, son terrain de chasse privilégié, Wood n’est pas à l’affut des situations triviales. Vous ne trouverez pas chez lui de couleurs acidulées, de coups de flash intempestifs. Ses cadres, souvent larges, sont autant de petits théâtres du quotidien où se jouent farces et drames miniatures. Le premier, qui a vite séduit les galeries et les collectionneurs, cultive l’ironie et ne cède jamais à l’empathie, le second, méconnu, déborde d’une humanité bouillonnante. Il photographie de l’intérieur saisissant selon l’expression de l’écrivain récemment disparu John Berger « la nature sincère, populaire, souvent désarticulée mais profondément humaine, des êtres peuplant la ville dans laquelle il a choisi d’habiter ».
Pour autant, documenter n’est pas son ambition première. S’il accumule les clichés, c’est parce qu’il sait que la bonne image ne peut surgir que du multiple, de l’observation assidue de ce qui l’entoure. La seule manière de prendre de bonnes photos, selon lui, c’est de perdre conscience de ce que l’on fait, de s’oublier. Se fondre dans son environnement pour mieux le capter. Aller chercher au plus près, et ordonner dans le cadre ce que le hasard vous met sous le nez. Il revient sans cesse dans les mêmes lieux, tournant autour de son sujet, désireux d’y apporter le maximum de détails, de nuances.
Loin de constituer une série photographique comme pourrait le laisser croire à première vue l’unité de lieu et l’effet d’accumulation, The Pierhead offre une matière singulière, chargée d’une énergie communicative, véritable contrepoint à la violence des années Thatcher laissant dans son sillage une classe ouvrière moribonde, mise à genoux par les émeutes raciales et les fermetures d’usines.
Tom Wood aime la musique. Il possède des milliers de vinyles chinés entre deux prises de vues. Rien d’étonnant quand on pense que Liverpool fût peut-être l’unique endroit en Angleterre sur le point d’être à l’origine d’une nouvelle forme de musique. Ce fameux Mersey beat, curieux cocktail de solidarité locale, de déclin industriel et d’influence irlandaise.
De ses archives foisonnantes – Bus Odyssey, son projet homérique mené sur vingt ans compte à lui seul plus de 100 000 clichés – qu’il ne cesse de revisiter sont nées, outre The Pierhead et plusieurs séries, toutes issues d’un regard transversal sur son parcours depuis 1975. Women et Men combinent images posées et instantanés, en couleur comme en noir et blanc. Des portraits d’anonymes qui, sous le regard pudique de Tom Wood, se parent d’une infinie richesse humaine.
A l’instar de Graham Smith resté longtemps dans l’ombre, Tom Wood mérite bien sa place aux côtés des grands noms de la photographie britannique comme Tony Ray-Jones et Chris Killip. « La photographie est un médium mortel qui peut tuer la vie », dit-il. C’est pourtant à travers ce médium qu’il a choisi, pour notre plus grand bonheur, de la célébrer.
Cathy Rémy
Cathy Rémy est journaliste au Monde depuis 2008, où elle s’attache à faire découvrir le travail de jeunes photographes et artistes visuels émergents. Depuis 2011, elle collabore à M Le Monde, Camera et Aperture.
Tom Wood, The Pierhead
Du 4 mars au 27 mai 2017
Centre Photographique
15, rue de la Chaîne
76000 Rouen
France
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