Avril 2014. Je suis auteur, compositeur, interprète et peintre depuis plus de dix ans, mais je ne veux plus créer. En effet, je me sens en bout de course dans ma carrière artistique. Je suis à un tournant de ma vie très difficile suite à une rupture amoureuse (on a que ce qu’on mérite). Ne pouvant plus m’occuper de moi et tournant en rond dans ma chambre, je décide de donner mon temps et l’énergie qu’il me reste aux enfants des bidonvilles du Bangladesh.
Je me retrouve donc professeur de chant et de dessin — exercice que je n’ai jamais pratiqué auparavant — dans le quartier le plus pauvre de cette monstrueuse et passionnante mégalopole : Dhaka. Les enfants des ouvriers textiles sont tous simplement magiques. Ils débordent de curiosités et d’amour. Je passe les six mois les plus vivants de mes trente années sur Terre. Je retrouve goût à la vie petit à petit. Je me nourris de ce que m’offrent ces enfants. Est-ce qu’ils se nourrissent autant de ce que je leur apporte? Je découvre que je suis en capacité de leur enseigner mon savoir-faire, de vivre seul à l’étranger, de me sociabiliser, de dépasser mes limites de Parisien et de retomber amoureux. Ce qui compte ce n’est pas ce qui nous arrive, mais comment on y réagit.
« Dorénavant, je fais confiance à l’univers »
Au bout de 6 mois, la personne m’ayant engagé au Bangladesh et qui travaille dans le textile international me propose un poste d’infographiste en France, plus exactement à Lille. J’accepte, car dorénavant, je fais confiance à l’univers pour les perches qu’il me tend. Après une année derrière un ordinateur en France — chose que je n’avais encore jamais faite avant — j’arrête ce travail qui ne me correspond pas du tout et me dirige vers la suite paisiblement. J’y ai appris beaucoup de choses et comprend mieux comment fonctionne la mondialisation. Merci pour cette expérience si enrichissante.
J’ai donc vu en l’espace d’une année et demie les deux facettes du textile d’aujourd’hui. Des ouvriers à la chaîne à l’étranger et des employés faussement « cool » en Europe, tous constamment sous la pression de la hiérarchie pour faire du chiffre.
« Au Bangladesh, personne ne veut voir ce qu’il s’y trame »
Le Bangladesh est le pays le plus touché par l’érosion et le plus densément peuplé au kilomètre carré. La population est exténuée, tant le pays rétrécit et les conditions de vie se détériorent. Toutes les techniques textiles interdites en Europe sont pratiquées là-bas. C’est une honte et nous en sommes responsables.
Au Bangladesh, il n’y a pas d’agence de tourisme. Personne ne veut voir ce qu’il s’y trame. J’ai vu un cadavre sur le trottoir en sortant d’une des écoles, les enfants jouer, travailler, habiter dans les poubelles, un chien essayant de croquer un nourrisson, des petites filles de 15 ans en tenue de mariée, des embouteillages à n’en plus finir, des essaims de moustiques porteurs de maladies en légions, une vingtaine de cafards dans la salle de bains au réveil, des gens se faire lapider par la foule, des classes où tous les enfants sont malades à cause de la mauvaise qualité de l’eau et des murs à la frontière pour contenir les foules… Non je n’exagère pas ! C’est à mes yeux une des nombreuses poubelles du monde. C’est ce qui nous permet à nous Occidentaux de vivre comme nous le faisons — boire au robinet et chier dans l’eau potable par exemple —.
« J’ai vu une fierté dans la misère »
Par contre, j’ai aussi vu des sourires a n’en plus finir, une hospitalité joyeuse et contagieuse. Une culture différente et respectueuse des étrangetés occidentales, une curiosité sympathique et courageuse dans les regards, une fraternité entre confrères, une fierté dans la misère mais surtout une capacité à vivre le moment présent, que je m’évertue à nourrir depuis.
Mes proches m’ont souvent dit de rester là bas pour les aider. Mais c’est chez nous, les pays « riches », que les choses doivent changer. C’est pour avoir le plus de choix possibles à petit prix et pour notre système capitaliste basé sur la croissance que nous laissons les multinationales exploiter ces populations et polluer l’eau et la Terre.
Avant de partir au Bangladesh, j’ai emprunté du matériel photographique à un de mes amis artistes et je me suis juré de construire un projet photo autour de ce voyage, chose que je n’avais jamais faite auparavant. Le tapis en fond est un assemblage de tissus récupérés à la sortie des usines textiles et les patchworks cousus dessus sont les logos des marques textiles installées dans la périphérie de la ville.
« Regardez bien ces enfants, ils pourraient être les vôtres »
J’ai photographié les 600 enfants des écoles, un par un, pour montrer leur bonheur et leur joie de vivre. J’ai voulu partager l’image joyeuse de ce pays à travers leurs regards, pas si innocents que cela. Ils ont adoré poser devant l’objectif et moi d’être derrière pour la première fois.
Regardez bien ces enfants, ils pourraient être les vôtres. Si vous saviez et viviez où ils grandissent, vous ne regarderiez plus les produits issus de l’industrie textile de la même manière. Moins consommer, mais de meilleure qualité est à mes yeux la seule direction à prendre pour un monde plus harmonieux. Chacune de vos pensées, chacune de vos paroles, chacune de vos actions a un impact mondial. Faire évoluer le monde vers plus d’altruisme, c’est tout d’abord commencer par soi, évoluer consciemment vers la plus belle version de soi-même avec amour et compassion face à la complexité humaine. Merci pour ces cadeaux. Dans tous les cas, la vie vaut bien la peine.
Tom Arthus-Bertrand