L’art de Thierry Fontaine manipule les éléments constitutifs de l’image dans une volonté de réétalonnage sémantique, à l’instar d’autres artistes français des années 1980 et 1990 qui ont cherché à redéfinir le statut de l’image et à ouvrir le champ de l’interprétation visuelle. Nous pouvons certainement rapprocher cette recherche conceptuelle de démarches aussi singulières que celles de Jean-Luc Moulène ou de Paul Pouvreau. Selon leurs intentions respectives, ils décalent la vision objective pour interroger la perception non plus tant du sujet mais de « l’image-même », par une mise en abime confondant à dessein le sujet (ou motif), la réalité photographiée et l’image résultante. Cette dialectique provoque d’incessants aller-retours entre objet visuel et sémiologie référentielle. La construction du sens, essentielle à la pénétration de l’œuvre et à une éventuelle appropriation, s’élabore alors dans un espace mental que nous pourrions qualifier d’esthétique, en fonction d’une complicité avec l’auteur et son jeu.
Dans le travail de Thierry Fontaine, différents niveaux de perception sont parallèlement générés par la symbolique de l’image, sa charge poétique et par la manière dont l’artiste l’élabore. Celui-ci pousse effectivement assez loin les instruments de ce que l’on pourrait appeler sa « fabrique de l‘image ». Ce terme à la mode prend, dans ce contexte précis, un sens littéral. L’artiste se positionne en effet comme un artisan tant il a la particularité de préparer méticuleusement, laborieusement, un par un, les éléments de sa mise en scène. Il conçoit, parfois fait exécuter, les objets nécessaires à l’évocation puis tente de multiples expériences jusqu’à obtenir l’effet visuel recherché. Il peut passer ainsi de quelques jours à de longs mois, à natter de corde un grillage afin de réussir à le bruler en ayant le temps de capter l’effet du feu, Johannesbourg (2009). Effet impossible en réalité, mais ô combien subjectif d’une image transcendantale, d’autant que le spectaculaire est renforcé par la taille gigantesque, 3 m 50 de long, accordée à l’image.
De temps en temps, il va dans un coin reculé de l’univers juste pour faire fabriquer des objets porteurs d’un exotisme détourné. Par exemple, pour Vers le but (2006), il imagine une technique de crochetage à l’aide de coquillages pour tresser un filet devant contenir des ballons de football, et ainsi de suite. La référence à l’objet usuel est effective mais est qualifiée différemment par l’apport d’un matériau étranger dont la connotation symbolique renvoie à une métaphore inédite.
Au-delà de la vision, surgit alors une charge poétique en résonance avec la culture de l’artiste, ses origines du bout du monde et son errance de voyageur perpétuel. Si Thierry Fontaine est un artiste ultra contemporain dont le travail bruisse en lien avec les démarches occidentales les plus pointues, il fait corps avec sa culture et nous renvoie incidemment à l’endroit d’où il vient mais aussi où notre société l’a assigné au départ. En cela, il nous parle d’exotisme et pose la question socio-politique de nos codes perceptifs et des préjugés dont ils sont toujours prisonniers. Fontaine évite pourtant et à tout prix, semble-t-il, le politiquement correct. Il désarme avec élégance le cynisme des uns ou la tentative de récupération des autres car il sait intimement où il est et là où il souhaite placer son œuvre, inclinaison qu’il partage avec le poète martiniquais Edouard Glissant récemment décédé. Dans La longue traversée (2005), il figure d’élégants mocassins tressés et encombrés d’oursins surnageant sur une flaque d’eau de mer répandue sur le macadam. Par cette proposition visuelle il suggère l’exil et l’attrait pour cette métropole. Cependant, rien dans cette image ne rappelle la paupérisation et l’assujettissement postcolonial des populations d’outre-mer. De fait, il malmène et renie les sous-entendus qui accompagnent souvent notre compréhension du sujet. Bien au contraire, il évoque plutôt un dandysme artistique et une liberté transgressive.
De même, l’artiste nous offre une singulière image de notre tourisme exotique avec une photographie d’un pseudo vendeur à la peau sombre fabricant des objets souvenirs, en peignant des ballons de football sur des noix de cocos – Le fabricant de rêves (2008). Avec une autre mise en place, le « marchand » propose au passant des tours Eiffel en coquillages, Souvenir (2009). Dans une autre scène, de même nature, un personnage propose des godemichés en bois agissant comme les représentants de nos obscurs désirs d’appropriation entre lingam khmer et divinités africaines, Avant la cérémonie, 2013
Abruptement une question surgit de ces situations peut-on précisément déterminer qui est le vendeur et qui offre à l’autre l’illusion du bonheur ? Est-ce nous-autres, occidentaux qui obligeons le reste du monde à accréditer nos valeurs ? Ou bien est-ce cet indigène nonchalant qui propose au touriste de lui « refourguer » son propre reflet en l’attirant dans le miroir du désir ?
Finalement ni l’un ni l’autre : personne n’est supposé répondre à cela puisque Thierry Fontaine élève et transfigure nos frictions socioculturelles. Sa poétique submerge le sens et nous prémunit d’avoir à choisir. Réflexions visuelles porteuses de réconciliation, ses mises en scène sont non seulement belles mais apaisées. Ces images séductrices sont empreintes d’un ailleurs dont l’artiste manipule les codes pour changer notre angle de perception et parvenir à nous faire rire de nous-même. Il nous livre subrepticement son « intime ailleurs » tel une version sublimée des colifichets que nous aimons consommer.
Pour certaines œuvres, Thierry Fontaine crée une situation à partir d’un personnage.
Il peut utiliser un modèle mais quand cela lui a été nécessaire, il a fait lui-même corps avec l’image, devenant ainsi « performateur » de l’image. Dans ces cas-là, la référence sculpturale est directement présente car la tête ou le corps sont fréquemment enduits de terre glaise. Cette matière d’ocre rouge se réfère aussi, sans doute, à la genèse de l’Etre et à la terre matricielle et, de là, invoque la terre de l’île où il est né. Certaines images retiennent l’attention comme celle du corps d’un homme tenant une sculpture qu’il nomme « la fleur de l’île », ou bien le cri émanant d’une tête enduite de glaise et jusqu’à ce corps étêté surgissant d’une jungle féerique, enduit de glaise tel un San Sébastian exotique… Pour autant, il s’agit d’une utilisation factuelle de son corps de manière anonyme, ou du moins archétypale, et non d’autoportraits car le visage est toujours occulté. Le corps est un élément porteur du sens de l’image, il en devient l’architecture mais non le sujet. Si l’artiste peut jouer de la performance, il contourne tout potentiel d’identification, de projection ou de désir. Sa figure ne reste qu’un élément humain en deçà de toute tentative de prosélytisme.
Si parfois, l’image semble restituer aisément la sémantique de l’œuvre, dans certains cas, il peut être difficile d’appréhender l’image proposée. L’artiste semble se délecter de nous égarer et à nous faire glisser dans les nombreux interstices de ses images. Dans une composition, Trésor (2008), Thierry Fontaine camoufle des bouteilles plastiques avec de la peinture métallique afin qu’elles parodient un trésor enfoui. Il les photographie au milieu d’un fond pierreux, pseudo aquatique, qui joue admirablement en trompe-l’œil avec la chromatique grise des cailloux, mettant en relief l’argent et l’or des objets. Dans un deuxième temps, l’artiste re-photographie le tirage sous l’eau, provoquant une indicible instabilité visuelle qui nous empêche d’appréhender pleinement l’image. L’artiste propose ici, de façon déroutante, une fausse image d’un faux trésor, trouvé dans une fausse mer… Quel en serait l’intérêt, si ce n’est d’en appeler aux bons soins de notre imagination. Corollairement, il nous force discrètement à appréhender la complexité du processus de fabrication, tout en nous invitant à y renoncer. La dialectique conceptuelle est outrepassée voire tournée en ridicule comme si l’artiste réduisait le potentiel analytique en le transformant en subterfuge sémantique, prenant ici la posture du bluffeur. Pourtant, rien de cynique là-dedans, cela renvoie plutôt à la magie de l’évocation et à la transfiguration par l’acceptation du mystère. Lorsque l’on se décide à renoncer à l’appareillage conceptuel, on est incidemment rattrapé par la beauté et le potentiel symbolique des images. La véritable puissance de l’univers de Thierry Fontaine apparait soudain étincelante.
Son ami, Gilles Clément dit de ses œuvres qu’elles sont « subversives ». La première réaction serait de recaler le terme mais, à y regarder à deux fois, le qualificatif peut prendre corps. Il peut définir sa posture conceptuelle tant elle est complexe et, comme nous venons de le voir, peu orthodoxe. Ceci pourrait par ailleurs disqualifier l’œuvre, ou du moins la placer dans une impasse, si elle ne nous entrainait pas dans un autre type de construction flirtant avec la sublimation.
En effet, quelle est la nature du Troisième souffle (2006) ? Un tronc d’arbre accueille sur son écorce grise et chamarrée une excroissance de trois cœurs sanguinolents, certes d’animaux, mais qui évoquent littéralement des cœurs humains. L’image tirée en cibachrome favorise une accentuation secrètement métallique des contrastes et des noirs, rendant l’image presque monochrome d’où, seulement, le carmin sanguin émerge violemment. L’image est tout simplement inattendue, incroyable et magnifique. Paradoxalement, elle parvient à nous attirer par sa beauté. L’effet clin d’œil devient un trompe-l’œil à la fois visuel et référentiel qui nous bascule insidieusement dans un fantasme rétinien. L’image dépasse son motif et acquiert une aura « atrocement belle », propre à réveiller nuitamment notre subconscient.
Avec cette œuvre, l’artiste quitte les rives de l’univers de son ami Edouard Glissant pour rejoindre l’esthétique des Chants de Maldoror. Le troisième souffle semble incarner le « mal » et la « dolor » ou le « mal d’aurore » du comte de Lautréamont, alias Isidore Ducasse, poète uruguayen et sublime étranger qui convoqua, sous l’hospice de la langue française et de ses poètes mythiques, l’âpreté du verbe pour célébrer la beauté et le désir surgissant de la noirceur.
On retrouve chez Thierry Fontaine cette même délectation pour un érotisme noir. Dans le même ordre d’idée, quelle est la portée du dispositif baroque qui associe les deux images, Trésor et le troisième souffle sur un fond d’écume sanguine issu de l’image Terre, Ici la couleur est évidente (2006) utilisée pour l’occasion comme un papier peint ? Cet ensemble forme un choc visuel qui surenrichit la notion de beauté et porte révérence aux grands baroques dont le carmin fut la couleur de prédilection comme le bleu lapiaz (marine chez Fontaine). C’est un dispositif visuel que l’artiste utilise souvent dans ses installations car, s’il livre ses images dans des formats monumentaux, il apprécie aussi d’envahir directement l’espace architectural pour provoquer une bascule de la perception. Par l’usage mural de cette somptueuse flaque de sang qui noie le regard dans sa couleur et sa matière, la tentative de subversion esthétique est évidente – notamment en regard d’une scène contemporaine qui a tendance à ignorer le Baroque, ou qui ne l’accepte que de façon anecdotique. Elle devient synonyme « d’extase visuelle » dans cette scénographie qui renoue avec l’esthétisme du beau en flirtant, pourquoi pas, avec une fascinante sensualité morbide et révoltée qui soulève les images. Taxer Thierry Fontaine de maniérisme serait occulter la suggestion de réalité portée par le photographique, la puissance visuelle, et l’indicible élégance contenue dans son propos engagé.
Christine Ollier