Qu’est-ce qui motive un photographe à risquer sa vie pour rendre compte de la violence d’une réalité qui fait rage au bout du monde ? C’est souvent le résultat de sentiments complexes mêlant conviction personnelle et engagement politique ou social, c’est une volonté de raconter l’Histoire dans son intégralité, de ne pas la limiter à l’abstraction impersonnelle « guerre, combat, mort ».
Tous s’accordent avec des mots différents sur cette intention de rendre compte de la spécificité de chaque drame, qu’il s’agisse d’un conflit ou d’un désastre naturel. Fabio Bucciarelli, qui vient de recevoir un World Press pour son reportage en Syrie, insiste sur une réalité qui est à la fois celle du combat et des citoyens, une réalité globale : « Le rôle du photographe est de documenter ce qui se passe réellement dans un pays ou des milliers de personnes endurent la cruauté de la guerre. Sans les photographes et vidéastes, « notre monde » ne saurait pas exactement ce qui se passe de l’autre coté. » C’est une responsabilité, sans prétendre pouvoir faire changer les choses, au moins de rendre compte, d’éveiller une prise de conscience, d’engager le plus grand nombre dans une connaissance intime de ce monde qu’ils partagent.
C’est cette mission, où la censure n’a pas sa place, que décrit Alan Chin : « Je pense que tout ce que nous voyons doit être vu. Nous sommes sensés être les yeux et les oreilles des gens, le quatrième pouvoir, non ? Pour quelle autre raison sommes-nous ici ? La raison c’est la documentation historique. Nous créons les archives de l’Histoire et cette documentation doit être aussi complète que possible. »
Cette conviction de la nécessité absolue d’informer, ce désir d’exhaustivité et d’universalité font accepter le risque encouru. Jake Price travaille au Japon depuis le tremblement de terre de mars 2011, s’exposant consciemment aux émanations radioactives pour documenter les conséquences d’une tragédie qui a peu à peu laissé la place sur les unes à d’autres événements dramatiques : « J’ai un attachement fort au Japon et je voulais raconter l’histoire de ses habitants de façon aussi complète et complexe que possible. Je pense que la société doit être informée. Photographier est un vrai travail, photographier à un but, ce n’est pas auto-suffisant. Le risque fait partie du métier, il faut l’accepter. »
L’accepter, mais pas le nier. C’est ce que souligne Pete Muller, basé à Nairobi, au Kenya, d’où il à notamment couvert les conflits au Congo, au Soudan et, récemment, au Mali : « C’est intéressant comme nous devenons des juges aiguisés du danger. 90 % de notre travail est effectué dans un endroit où la plupart des gens n’iraient jamais. Entre nous, on finit par parler de risques en termes si précis. Certaines routes sont ok. D’autres non. On évalue le risque en termes de pourcentage. Pour un observateur extérieur, ça doit sembler complètement dingue. ».
Chez aucun de ces photographes il n’y a une fascination du danger, ni une inconscience aveugle, ni un désir de succès éditorial contre lequel tous mettent en garde. Ce qu’ils ont en commun, c’est, comme le décrit Jehad Nga, cette capacité à engager le personnel au profit du collectif, cette assurance d’avoir un rôle à jouer dans le théâtre du monde : « J’ai parfois une irrépressible envie de me rendre quelque part, que je m’oblige à brimer par loyauté à mes principes. C’est crucial d’être honnête par rapport à notre rôle et de se demander comment ce rôle intervient au sein de l’histoire. Nous sommes notre propre juge. Je refuse de faire un pas en avant avant de comprendre mon rôle dans la situation globale d’un lieu ou d’un événement. Cette règle est la loi fondamentale pour moi. Pour un endroit où je me rends, il y en a peut-être dix où je ne trouve pas ma place et où je ne vais donc pas. Je n’y vais pas parce que je ne suis pas sur de pouvoir élever le débat avec mes idées ni d’attirer d’autres yeux sur le sujet grâce à ma contribution. »
Le mythe est révolu : les images ne changent pas, ou très rarement, le cours des choses. Ce qu’elles changent, par la subjectivité partagée, c’est le regard que nous portons sur le chaos. Reste à définir notre rôle en son sein.
Laurence Cornet