Tchamba est le nom d’un esprit considéré parmi les plus puissants et dangereux qui soient vénérés dans les régions côtières du Togo et du Bénin. C’est l’esprit des esclaves qui ont été déportés du Nord vers le Sud dans le cadre de l’esclavage domestique locale, et plus largement, de la traite transatlantique des Africains. A Lille, chez Afriques Capitales, le photographe Nicola Lo Calzo expose une série qui est le fruit des deux voyages en 2011 et en 2017 et fait partie d’un projet artistique et de recherche à long terme entrepris par le photographe, sur les mémoires vivantes de l’esclavage colonial (Cham). Avec Tchamba, Nicola Lo Calzo montre la complexité de ce culte vaudou une pratique familiale unique dans ce genre, qui incorpore les ambiguïtés liés à la mémoire de l’esclavage et ses multiples significations.
En Afrique-Occidentale, l’esclavage constitue un passé difficile à assumer, socialement et moralement. La mémoire de l’esclavage n’a pas disparu, mais elle a été incorporée dans des formes de narration différentes de la mémoire officielle prônée par les gouvernements. Il s’agit des mémoires familiales, inscrites dans la vie quotidienne des peuples qui ont été confrontés directement ou indirectement à l’esclavage et à la traite européenne des Africains.
Dans le golfe de Guinée, le long de la côte allant du fleuve Volta, au Ghana, en passant par le Togo, jusqu’à la région plus occidentale du Bénin, les populations locales (d’origine Mina et Ewé) pratiquent un culte religieux encore mal connu et pourtant il s’agit de l’expression vivante d’une « conscience historique » de l’esclavage chez les populations locales : le vaudou Tchamba, appelé aussi Mami Tchamba ou Maman Tchamba.
Tchamba est le nom d’un esprit considéré parmi les plus puissants et dangereux de la région. C’est l’esprit des esclaves, des hommes et des femmes, qui ont été déportés du Nord vers le Sud, dans le cadre de l’esclavage domestique local, et, plus largement, de la traite occidentale des Africains. En effet, le phénomène transocéanique de la traite européenne nourrit un commerce local, géré par certaines riches familles africaines (et afro-brésiliennes) du littoral. Suite à l’abolition de la traite légale des esclaves, proclamée par l’Angleterre en 1817, l’augmentation de la traite illégale fut accompagnée par une reconversion progressive de l’économie dans la culture extensive de la palme et par le développement d’un nouveau « moyen de production » : l’esclavage domestique.
Le mot Tchamba est polysémique : avant tout il fait référence à un lieu géographique, le village de Tchamba, dans la région centrale du Togo, d’où, selon la tradition, provenait la plupart des esclaves déportés vers le littoral méridional. Il désigne le groupe ethnique de la région, qui, avec les Kabre, furent les principales victimes des razzias, des guerres et des traites qui hantèrent le territoire sous la pression des puissances européennes. Tchamba donne le nom au culte vaudou et indique l’esprit qui le gouverne : c’est l’esprit sans paix de la personne morte en esclavage, privée des rites funéraires nécessaires et enterrée en dehors du village, dans une zone (dzogbé), aux con ns avec la forêt, associée au monde de l’inconnu, de l’irrationnel et du sauvage. L’esprit revient parmi les descendants de son ancien maître pour exiger des offrandes et des cérémonies en son honneur, seul moyen pour apaiser son inquiétude, rétablir l’ordre et la prospérité au sein de la famille. Les esclaves domestiques étaient pour la plupart des femmes, mariées à leur maître, les adeptes de Tchamba portent souvent une double origine, descendants à la fois des esclaves et de leurs maîtres.
Le moment de la cérémonie, qui varie en fonction du lieu, de la famille et de l’oracle, est le moment esthétique le plus élaboré et complexe dans la vie des adeptes. À travers un rituel complexe, le culte Tchamba met en scène le rapport de pouvoir entre l’ancien maître et son esclave. Cette relation me fait penser à la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave à laquelle le culte Tchamba semblerait prêter une forme puissante de représentation. Cette mise en scène se déroule à travers deux moments fondamentaux, le sacrifice et la trance. Avec le sacrifice les adeptes (Tchambassi) offrent aux esprits Tchamba les animaux et la nourriture nécessaires pour avoir leurs faveurs : « Maintenant qu’ils sont revenus, nous devons les respecter, les honorer pour qu’ils facilitent notre vie. À l’époque, les esclaves mangeaient les restes du repas du maître. Aujourd’hui, c’est l’inverse. Maintenant qu’ils sont devenus des esprits, ils sont les premiers à être nourris lors des sacrifices. Nous mangeons après. »
Cette inversion symbolique des rapports maître-esclave s’opère également dans le cas de la trance. Dans un rapport mimétique avec l’ancêtre esclave, les adeptes, descendants des anciens maîtres, mangent, parlent, s’habillent et se comportent selon les coutumes présumées des esclaves de la famille. Le Nord « sauvage » et « irrationnel » est le lieu imaginaire ou réel d’où les esclaves sont supposés provenir. L’adepte, possédé par l’esprit de Tchamba, se plie à sa volonté, se laisse guider par l’esprit, se soumet à ses ordres, devient “esclave” et, ainsi faisant, il rétablit l’équilibre perdu et rend l’harmonie au sein de la famille.
À travers le vaudou Tchamba, les familles réactivent la mémoire de l’esclavage, la partagent et la transmettent aux générations futures. Pour l’esprit de la personne morte en esclavage, une place est reconnue dans le panthéon familial et dans la communauté. Tchamba quitte ainsi le monde agité de la forêt et des mornes et, du moins le temps de la cérémonie, retrouve la paix sur l’autel familial, lieu de la rencontre entre monde visible et invisible, entre passé et présent, entre ancêtres et descendants, entre anciens maîtres et anciens esclaves.
Nicola Lo Calzo
Remerciements
Je suis redevable envers tous ceux qui apparaissent dans cette salle vaudou et ceux que j’ai pu photographier mais qui n’y apparaissent pas.
Ma plus sincère gratitude va à toutes les personnes, chercheurs, artistes, associations et institutions qui m’ont soutenu dans cette démarche. Merci en particulier à Salissou Mamadou, Alessandra Brivio, Kokou Atchninou, Simon Njami, Natascia Silverio, Elisa Delattre, Céline Coyac, Roger, l’Agence à Paris, la galerie Dominique Fiat et la fondation Zinsou.
Tchamba est une étape du projet au long cours Cham, autour des mémoires vivantes de l’esclavage colonial, des résistances à celui-ci, de ses abolitions.