C’est le retour tant attendu de Zanele Muholi à la Tate Modern. Première grande rétrospective de l’artiste au Royaume-Uni – initialement inaugurée en 2020, elle avait été interrompue en raison du confinement. C’est donc quatre ans plus tard, dans une version révisée et enrichie, que l’exposition revient dans le musée londonien, après une tournée européenne couronnée de succès.
« Ma mission est de réécrire l’histoire visuelle de l’Afrique du Sud pour les Noirs queers et trans, afin que le monde connaisse notre résistance et notre existence face aux crimes de haine en Afrique du Sud et au- delà. » Ces mots puissants de Zanele Muholi ouvrent l’exposition et donnent le ton. Activiste-artiste. Artiste- activiste. Deux entités indissociables, intimement liées pour Muholi qui se dit « activiste visuel·le ». Car au- delà de l’esthétisme, ce qui importe le plus dans la photographie à ses yeux, c’est le contenu : qui est sur, et pourquoi ?
Dans les siennes, ce sont celles et ceux qui composent la communauté noire LGBTQIA+ d’Afrique du Sud, c’est-à-dire les lesbiennes, gays, bisexuels, transgenres, queers et personnes intersexes ; dont Muholi, qui s’identifie comme non-binaire, fait partie. Le pourquoi, c’est la documentation. Documenter leur vie, leurs portraits, leur réalité – car cela mérite d’être vu. Documenter aussi pour aider à s’affirmer. Pour créer une mémoire collective.
Né.e en 1972 sous le régime de l’apartheid, Muholi a grandi dans un contexte de discriminations multiples. Bien que l’apartheid ait été officiellement aboli en 1994 et que la Constitution sud-africaine de 1996 ait été la première au monde à interdire les discriminations basées sur l’orientation sexuelle, la communauté LGBTQIA+ reste encore la cible de préjugés, de crimes haineux et de violences. « Il est important de marquer, de cartographier et de préserver nos mouvements à travers des histoires visuelles pour la référence et la postérité, afin que les générations futures sachent que nous étions là », écrit-iel.
Faces and Phases se présente ainsi comme une archive vivante, qui met en lumière la diversité et la richesse de cette communauté. Initiée en 2006, cette série évolutive compte aujourd’hui plus de 600 portraits. Faces désigne la personne photographiée, tandis que Phases évoque à la fois les transitions de genre et les changements inhérents à la vie quotidienne, tels que le vieillissement, l’éducation, le travail ou le mariage.L’installation crée un effet saisissant à l’entrée dans la salle : des dizaines de visages, exposés en grand sur deux immenses murs qui se font face. Chaque personne photographiée fixe l’objectif avec intensité. On croise leur regard, on se plonge dedans et on y voit du courage, de la détermination, de l’affirmation.
Si Muholi souhaite de la visibilité pour sa communauté, c’est davantage de la visibilité heureuse. Dans sa série Only Half the Picture, qui ouvre l’exposition, iel montre les stigmates de violences subies mais aussi et surtout des moments doux et intimes. Une façon de capturer la dignité et la résilience des personnes marginalisées, tout en rompant avec la représentation victimaire qui leur est souvent associée.
Dans Beings, on retrouve ces instants partagés, ici entre couples, dans leur vie quotidienne et dans leurs espaces privés. Les espaces sont en effet clés dans le travail de Muholi. Surtout ceux publics, car politiques. Et photographier les personnes noires LGBTQIA+ dans des lieux choisis, comme les plages, puissants symboles de l’impact de la ségrégation raciale, est une partie importante de son activisme visuel. Une façon de se les ré-approprier, après leur avoir été longtemps interdits. Ainsi, un parasol couleur de l’arc- en-ciel dans la main et une longue toge blanche au vent, Mellisa Mbambo, femme trans et reine de beauté, prend la pose sur la plage de Durban. Un cliché émouvant et puissant.
Après avoir si longtemps photographié les autres, Zanele Muholi a entrepris une série introspective intitulée Somnyama Ngonyama (« Salut à toi, lionne noire ! » en zoulou, sa langue natale). Ce projet découle d’un besoin personnel et artistique : « Lorsque nous documentons et photographions les autres, nous avons tendance à nous oublier nous-mêmes. Je voulais trouver une expression artistique pour affronter ma propre douleur. » Par des autoportraits, Muholi interroge ainsi des questions profondes liées à son histoire personnelle, au racisme, à l’eurocentrisme et aux politiques sexuelles. Les autoportraits sont pris dans divers endroits du monde, avec des matériaux et des objets trouvés dans son environnement immédiat. Cette approche confère à chaque photographie une portée à la fois universelle et intime. Sur l’un d’entre eux, on voit Muholi coiffé·e d’une couronne de pinces à linge. En utilisant ces matériaux, c’est une façon de rendre hommage aux travailleurs domestiques de couleur, obligés par des lois sous le régime de l’apartheid à occuper des emplois mal rémunérés. C’était le cas de sa mère, Bester – qui a donné son nom à l’œuvre – et qui subvenait seule aux besoins d’une famille de huit. Dans cette série en noir et blanc, Muholi intensifie le contraste de sa peau, ce qui a pour effet d’assombrir son teint. « Je me réapproprie ma noirceur, qui, selon moi, est continuellement interprétée par l’autre privilégié », une façon de déconstruire les stéréotypes et de proposer une nouvelle lecture de l’identité noire, affirmée et puissante.
Somnyama Ngonyama est également un hommage à la pluralité et à la fluidité du ‘moi’. Pour Muholi, l’utilisation des pronoms they/them (iel en français) va au-delà de l’identité de genre, ils reconnaissent ses ancêtres et les nombreuses facettes de son identité : « Il y a ceux qui sont venus avant moi et qui me font. » Et il y a évidemment aussi ceux qui l’entourent. La dernière salle s’appelle d’ailleurs « Collectivité ». On y découvre des images réalisées en collaboration à des événements publics tels que les marches des fiertés, les mariages et les enterrements rappelant ainsi que cette collectivité est au cœur même de son travail. Comme le dit Zanele Muholi : « Personne ne peut mieux raconter notre histoire que nous-mêmes. »
Marine Aubenas
Zanele Muholi
Jusqu’au 26 Janvier 2025
Tate Modern
Natalie Bell Building, Level 3 – Bankside – London SE1 9TG
https://www.tate.org.uk/whats-on/tate-modern/zanele-muholi