En avril dernier, nous vous avons présenté quelques photos de Charles Matton, ce touche à tout de genie mort en 2009. Sylvie, sa femme nous a offert ce film qu’elle a réalisé après sa disparitio. Une pure merveille, qu’elle accompagne de ces mots.
JJN
Charles avait un projet de film avec Arte qui raconterait son travail, qui en révèlerait à la fois sa complexité (à travers tous les mediums utilisés et ses diverses approches des apparences) et sa cohérence. Il aurait beaucoup filmé ses œuvres et d’autres images aussi, il imaginait déjà un montage parfois ultra rapide, kaleidoscope de visuels qui, se percutant, donneraient à voir et à comprendre. Mais le cancer lui a barré la route. Quelques jours après ses obsèques, fin novembre 2008, Jérôme Clément, alors président d’Arte, m’a dit : « Tu vas réaliser ce film ». Il ne savait pas qu’il m’offrait là non seulement la possibilité de raconter l’artiste Charles Matton, mais aussi la plus improbable et la plus somptueuse des catharsis. Un privilège inouï.
Avec le système Avid installé à l’atelier début janvier 2009, j’ai travaillé neuf mois sur ce film. Il n’était pas question de filmer, hormis quelques plans manquant dans le récit, car celui-ci s’est très vite imposé : depuis toujours, depuis les années 50 et l’acquisition d’une caméra, Charles photographiait et filmait, la vie alentour et son travail de création. En noir et blanc et en couleurs. Comme si, depuis toujours, il avait œuvré à la préparation de ce film. J’ai travaillé seule durant trois mois à organiser les « bins » du montage, à retrouver, choisir et classer tous les films, anciens et plus récents, professionnels et personnels, ceux que j’avais en mémoire, ceux que je redécouvrais, dont les précieuses bobines de 16 millimètres datant des années 1950, à la cave ; à préparer les images à scanner, Ektachromes et documents opaques en fouillant dans des milliers de photographies ; à imaginer et à préparer les diverses séquences s’imposant dans un déroulement logique, comme autant d’évidences.
Trois mois durant lesquels, embrumée dans un immense chagrin et un manque abyssal, et propulsée dans le même temps dans un passé qui nous était le plus souvent commun, je voyais et entendais Charles sur trois écrans tout le long du jour et la nuit jusqu’à pas d’heure. Je notais ses phrases se déroulant et se complétant d’une interview à l’autre, redécouvrais en images ou en sons des moments de notre vie commune sur trente-deux années, ces années d’énergie et de joie, je marquais aussi la future coupe après un éclatant sourire. C’était comme si un fil tendu entre l’image filmée de Charles, si vivant, souvent joyeux, et moi le scrutant durant ces longues heures nocturnes, dans l’attente de la phrase idéale, comme si ce fil tendu et fragile jamais ne s’était rompu, jamais ne se romprait. Merci Jérôme !
Puis, le montage a vraiment démarré avec le merveilleux monteur et ami Yves Deschamps, après un premier saut dans le vide (« On commence par quoi ? ») et s’est déroulé six mois durant. Yves arrivait le matin vers 9 heures et repartait vers 19 heures, souvent plus tard. Il est un work addict ; mais à ses côtés on comprend aisément pourquoi et combien être un monteur de films, c’est exercer le plus beau métier du monde. Parfois nous prenions l’air par beau temps et déjeunions rapidement en terrasse en face de chez moi. Mais souvent nous nous nous restaurions dans la cuisine, sans perdre de temps. Face aux trois écrans de l’Avid, tandis qu’Yves trouvait les meilleurs liens et pratiquait comme personne et pour mon grand plaisir la magie du montage son, je ne quittais pas les écrans des yeux pour réagir, apprenant à déceler, à écouter, et à faire confiance à mes ressentis (« Ce n’est que cela », disait Yves.). À ses côtés, une passoire sur les genoux, concentrée face aux écrans, j’ai épluché des haricots verts et écossé des petits pois – grands souvenirs communs inédits, qu’il nous arrive encore de nous rappeler.
Le film s’est construit peu à peu, d’une brique à l’autre. Une aventure familiale et clanique, avec nos deux fils : Léonard, alors âgé de 24 ans, filmerait les quelques plans et séquences manquants, dont ceux à Saint-Honoré-les-Bains dans la maison de l’enfance, à mêler à des plans filmés en famille dix ans plus tôt. C’est également lui qui lirait des passages d’une monographie de Charles pour pallier le manque de la voix de son père sur des sujets cruciaux. Jules, 20 ans, pas encore parti pour New York étudier la composition à la Juilliard School, composerait les musiques originales du film. Les autres musiques seraient celles des films de Charles, et notamment celles, magnifiques, de Nicolas Matton, son deuxième fils, compositeur des films La Lumière des étoiles mortes et Rembrandt. Et c’est Isabelle, l’assistante de Charles Matton durant vingt ans, qui, veillant avec générosité sur le bon déroulement de l’aventure filmique, qui exhumera dans la cave les films dont la disparition me désolait.
Je ne peux partager ici que ces quelques anecdotes ou sentiments profonds. Le reste ne fut que travail et plaisir. Ce qui est certain c’est que, détentrice du droit moral sur l’œuvre de Charles Matton, ainsi que de tous ces document, films, photographies et bandes sonores, témoins de la vie et du travail d’un homme qui accordait toujours l’esthétique à l’éthique, d’un homme si poétique, mû toujours par une réflexion juste et intègre, la pensée qui m’animait sans cesse durant ces neuf mois fut très simple : gardienne de tous ces trésors, de tous ces documents vibrants, ces merveilleuses traces de vie et de création – souvenirs personnels et professionnels se nourrissant réciproquement, s’entremêlant et se liant par cut ou fondus -, missionnée pour révéler le récit de la vie de Charles Matton par lui-même et ses œuvres, je n’avais pas le droit de rater ce film. J’espère avoir conjuré ce danger durant cette réalisation.
Sylvie Matton