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Sylvie Aflalo-Haberberg, Le transport amoureux

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Sylvie Aflalo-Haberberg ne cherche plus à rassembler un monde mais à le défaire. Sans doute selon une discontinuité douloureuse, loin de toute consolation possible. Pour autant, tout espoir n’est pas perdu. Le corps résiste en dépit d’ictus qui, en ponctuant l’absence et la disparition, les renforce.

La chaîne visuelle que la photographe construit crée au fil du temps une souffrance qui, peut-être, ne se reconnaît plus pour telle, emplit l’espace de sa sourde mélopée par la rythmique de l’imaginaire. Elle impose un tempo uniforme au sein de scènes qui ne sont que suggérées.

L’œuvre devient la source d’une mélodie défaite, avec l’affirmation d’un manque, d’une incertitude. Elle exprime la perte irrémédiable. À ce moment, nul ne sait si la ou les femmes auxquelles Sylvie Aflalo-Haberberg se rattache l’écoutent, la voient. Peut-être pas plus que le spectateur ne les voit elles-mêmes.

La créatrice reste attachée à elles désespérément en un au-delà de souffrance, comme si celles qu’elle scénarise étaient atteintes d’un mal affectif sans remède. Le vain déploiement de l’image ne peut accorder de repos à la disparition.

Restent des moments de sursis et des appels, parfois dans le seul tempo des pas, parfois dans une prostration sourde. Sylvie Aflalo-Haberberg crée une musique du silence : c’est ce que l’imaginaire produit de plus intense à travers la « disparition » de femmes dont il ne reste par moments que des fragments séduisants. Ils deviennent ce fond de souffrance, mais peut-être aussi de consolation, voire de « bonheur » qui justifie l’œuvre et sa nécessité. Mais celle-là ouvre une zone dans l’esprit ou plutôt dans l’émotion qui ne peut être atteint que par la photographie. La femme y est centre et absence.

Sa disparition ou son attente peut donc se célébrer en cette partie cachée d’une réalité secrète que la photographie souligne. D’une certaine manière, elle n’exprime pas la vie. Si bien que nous pouvons regarder le monde phénoménal d’une part, et l’image d’autre part.

La créatrice se rapproche d’une forme pure qui exprime, de la vie et de ses événements, une quintessence où les mouvements émotifs s’effacent, sauf en de rares moments où le corps semble s’emballer pour rejoindre un souterrain ou atteindre en haut d’un escalier un (im)possible rendez-vous.

La photographie devient la forme idéale pour souligner le manque. Sylvie Aflalo-Haberberg la conduit vers un point de non-retour, là où, du corps, ne demeurent que des ondulations parfois lascives, dans un mouvement de retrait.

Jouant toujours sur les mêmes variations, les mêmes extinctions, la photographe refuse le piège « descriptif », elle refuse de faire vibrer l’écume, le simple désordre émotif des mouvements du corps. Elle s’en tient à l’écart, en un lieu plus profond, où le portrait semble échapper à lui-même.

Restent des « durations » ou des passages propres à suggérer moins des effets nostalgiques que des variations sur la perte et l’absence. L’espoir aussi. Mais le sentimentalisme semble toujours hors de propos, comme s’il risquait de gâcher le chaos, à moins qu’il ne le renforce au nom d’une seule injonction : « Il faut continuer, je dois continuer, je ne peux pas continuer, il faut continuer[1]. » Cette injonction devient la règle existentielle et esthétique comme imposée à la créatrice.

D’où cette éternelle vadrouille intérieure entre la vie et la mort. L’image remplace le discours pour mieux l’exhausser à l’approche d’un sommeil sans réveil et sans fin, comme si l’infini du tempo répétitif absorbait enfin le temps.

Matière première restée première, intransformable, l’image en renforce l’épuisement. Elle devient une des manières de surmonter le funeste penchant de l’expression. D’où le goût prononcé par l’artiste à ne montrer parfois que des « cadres » vides comme si la recherche des schémas vitaux du corps achoppait sur leur déconstruction, puis leur disparition.

Il n’empêche que chaque photographie représente, comme tout acte de création, un acte de résistance qui promeut ce qui est infiniment perceptible et peut-être inexplicable pour le regardeur, qui assiste à la marche forcée d’un transport amoureux.

De la confrontation avec chaque image apparaît un lieu à la fois d’avant et d’après l’amour. Mais jamais pendant. Comme si l’amour ne pouvait fonctionner qu’en se détraquant en une expérience de la perte poussée à bout, avec cet espoir sans doute secret : l’amour et rien que lui, car il demeure la chose la plus rare et la plus mystérieuse qui soit.

Ce qui remonte, proche du silence, devient pourtant plus strident qu’un cri. C’est le paradoxe d’une œuvre : le silence parle encore le silence. Sylvie Aflalo-Haberberg va à l’extrême du soupir, en un lieu où l’image, tel un fantôme, ramène aux ombres et rayonne de leur absence.

Faut-il voir dans ce mouvement vers le néant l’effet d’une pulsion de mort ? N’existe-t-il pas plutôt une sorte de suggestion qui va cascando, en un retrait incessant entre la défection et le manque ?

En ce dernier chant sombre de solitude, la femme est toujours seule à l’image. Elle est portée parfois par un mouvement d’envie, de colère. Mais le plus souvent elle demeure en une inertie physique. Enfin ne reste que des lieux vides. Ils abritaient jadis des moments de séduction ou de plaisir. N’en demeurent que des « restes » (miroir, lit), dans l’écartèlement entre un désir et la transposition plastique d’un manque.

C’est là l’originalité de l’imaginaire de Sylvie Aflalo-Haberberg, sa voie nouvelle entre émergence et engloutissement. On peut appeler cela « la musique de chambre » de la créatrice, où demeure la partie la plus originale de l’œuvre.

En fragments d’images, l’artiste soulève le voile sur un mystère qui, néanmoins, reste entier. Tout ce qui peut se dire tient à la surprenante puissance d’effacement là où pourtant l’art reste de l’image avant toute chose.

L’œuvre possède quelque chose d’impalpable, riche d’une vérité fondamentale où la créatrice semble à la fois partout et nulle part.

Preuve qu’il existe là non une autofiction, mais une fable existentielle, où un fantôme oppose sa densité au glissement du temps. Entre un « Qui je suis » et un « Si je suis », la femme semble chercher du réconfort et n’en trouve aucun.

Telle peut-être la fin. Ou peut-être son suspens. Voire sa possible réversion. L’alchimie iconique devient d’un nouvel ordre. À l’opposé d’une avancée à la verticale, elle se tourne vers le forage, la découverte de nouvelles profondeurs, de nouvelles zones d’ombre autour de la blessure de l’être. Là où, paradoxalement, le masque est parfois présent pour cacher l’irréalité de l’être, son manque foncier. Il en devient l’indépassable paroxysme.

[1] Samuel Beckett, L’Innommable, Minuit, 1949.

Jean Paul Gavard Perret

 

À paraître cet automne un livre intitulé Ce que tu me vois composé de 140 photos dont 80 inédites, accompagnées d’une série de textes de Jean Paul Gavard Perret.

http://www.sylvie-aflalo-haberberg.com

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