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Best Of 2018 – Susan Meiselas, une façon inclassable de dépasser les limites

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À l’occasion de la rétrospective consacrée à Susan Meiselas au Jeu de Paume de Paris, L’Œil de la Photographie dédie une édition spéciale à cette brillante photographe, qui, animée d’un remarquable esprit d’indépendance, poursuit depuis plus de quarante ans son travail documentaire et militant.

La carrière de Susan Meiselas est d’une cohérence stupéfiante. Pourtant, lorsqu’on l’écoute, on a l’impression que tout s’est déroulé de manière intuitive plutôt qu’en réponse à une stratégie méticuleusement élaborée. Et ce dès ses premiers travaux, avec Carnival Strippers (1971-78). C’est en travaillant avec son compagnon de longue date, le réalisateur Dick Rochers, que l’inspiration pour cette série va lui venir. L’été durant en effet, elle circule avec lui parmi foires et petits cirques. Des femmes, postées sur des podiums, comme à une vente aux enchères, se déshabillent devant une foule captivée, et la scène éveille son intérêt. Comme tant d’autres, l’aventure va durer très longtemps. « C’était comme un petit univers dans lequel mes pas m’avaient amenée, et dont je n’ai pu m’éloigner pendant plus de quatre ans », déclare-t-elle dans les années 1990 lors d’un entretien avec Russel Miller, journaliste britannique.

C’est après ce projet Carnival Strippers, qui bouscule les codes visuels et les exigences du photojournalisme traditionnel, qu’elle va intégrer la célèbre agence Magnum Photos, et par le simple fruit du hasard. Alors qu’elle travaille sur la série pour en faire un récit passionnant accompagné de séquences audio et de texte, elle comprend que pour sortir des histoires au grand jour, c’est en tant que photographe qu’elle peut devenir l’élément déclencheur.

Elle démissionne alors de son poste d’enseignante et commence à chercher du travail comme photographe à New York. Dans le cadre d’un de ses premiers contrats – une mission pour Harpers en 1976, à l’occasion de la convention démocrate au Madison Square Garden – elle fait la rencontre d’un photographe Magnum, Gilles Peress. Ce dernier, mi amusé, mi impressionné par sa détermination, lui suggère de déposer son portfolio dans les locaux de Magnum, qui se situaient à l’époque sur la 46e rue. « Dès le lendemain, j’ai fait un petit paquet de mes photos et j’ai pris mon vélo pour aller jusqu’à la 46e rue et le déposer. Ensuite, je suis rentrée chez moi. Je venais à peine d’arriver – j’habitais à 46 rues de là, ce qui fait à peu près quatre kilomètres – quand le téléphone s’est mis à sonner. C’était Burk Uzzle [membre de Magnum Photos à l’époque], et il m’a dit ‘Revenez par ici, on voudrait vous parler’. J’ai fait une entrée en matière très particulière, en ce sens que je n’avais aucune idée du monde dans lequel je mettais les pieds. »

En janvier 1978, elle fait sa valise et s’envole pour le Nicaragua après avoir lu un papier sur les soulèvements. C’est le début de son engagement pour ce pays, un engagement qui dure encore – elle en revient tout juste d’ailleurs. En résulte une œuvre d’une grande richesse et des images qui vont devenir mythiques. C’est également à cette époque qu’elle commence à adopter une approche journalistique – en mission pour Time magazine, elle comprend qu’un délai est un délai, et à quel moment elle doit rendre ses pellicules.

Elle conserve cependant son esprit critique et choisit l’engagement plutôt que l’urgence dans laquelle travaillent la plupart de ses collègues. « Je me souviens qu’un jour, à Magnum, on m’a dit que je ne n’avais pas besoin d’y retourner, qu’ils avaient déjà des photos de l’insurrection de septembre. Mais mon lien avec l’histoire, c’est que quand quelque chose ne va pas, je veux le voir. Je veux savoir ce qui va se passer et comment ça va se passer, explique-t-elle. C’était le début d’une période différente de ma vie. Je voulais essayer de m’éloigner des gens dont j’étais proche, et m’intégrer à une famille de personnes qui connaissaient un monde différent du nôtre. »

Elle choisit également l’instinct plutôt que la certitude, alors qu’elle traverse la frontière du Honduras pour aller rencontrer les guérilléros au sein d’un camp d’entraînement dans les montagnes. Au bout du compte, elle se fera arrêter et retenir en otage par un général convaincu qu’elle détient des informations sur la guérilla ; inlassablement, malgré l’essence rare et le cauchemar logistique, elle roule d’un endroit à l’autre, de jour comme de nuit, tenant coûte que coûte à être au plus près des événements. Si certaines de ses images sont surprenantes, explique-t-elle, c’est parce qu’elles n’ont pas été prises avec un téléobjectif, comme le font nombre de ses collègues. Elle se retrouve dans des situations de tension extrême, mais aucun journaliste de l’époque, précise-t-elle, n’a encore compris qu’il pouvait être touché.

Ce qui n’arrivera que peu de temps après, au Salvador, lors du coup d’état de 1979. Sans la moindre hésitation, elle s’y rend pour couvrir la situation et le fera régulièrement jusqu’en 1983. « J’ai passé environ quatre ans au Salvador, et j’y ai travaillé vraiment dur. Les forces en présence étaient totalement différentes, c’était bien plus effrayant, brutal et douloureux, en tout cas pour moi. J’avais énormément d’amis, et la mort était plus proche », raconte-t-elle. Ses photographies le font clairement ressortir. En premier lieu, elle revient au noir et blanc, comme pour traduire la noirceur de la situation. Ses images semblent affirmer leur statut de preuves, sous forme de corps mutilés, de fosses communes et d’autres scènes d’horreur qu’elle n’évite pas. Puis vient l’Argentine, en 1981. Son dévouement à l’Amérique Latine perdure, au-delà de 1991, lorsqu’on lui propose d’aller au Kurdistan.

Ainsi qu’elle l’écrit dans une récente rétrospective publiée par Xavier Barral et Aperture, Susan Meiselas ne sait pas ce qui l’attend, mais avec le recul, elle est consciente qu’elle n’aurait jamais pu accomplir les exploits qu’elle réalisera au Kurdistan – en commençant par exemple par le passage illégal d’une frontière – si elle n’avait pas vécu son expérience en Amérique Latine. Elle y part avec un instinct qui lui permet de déterminer en qui elle peut avoir confiance, une conviction inébranlable qu’elle ne veut pas savoir que qu’elle n’est pas forcée de savoir, et un désir bouillonnant de documenter l’histoire, de creuser pour trouver les preuves du génocide commis en Irak.

Nous sommes au début des années 1990 et le paysage de la photographie commence à changer sous l’impact des nouvelles technologies, dont elle se sert pour démêler l’histoire sombre du Kurdistan et l’amener au grand jour. Au cours de son entrevue avec Russel Miller, elle se met à rire : « la structure que j’invente pour ‘Kurdistan’, certains diront que c’est une narration post-moderniste ». En effet, le résultat de son travail, qui est encore en cours, est une archive en ligne, constituée des photographies de Susan Meiselas, des témoignages des Kurdes et de leurs albums de famille. Ainsi que l’écrit Ariella Azoulay dans le catalogue qui accompagne l’exposition du Jeu de Paume « la série Kurdistan démontre que l’on a refusé de voir les Kurdes comme un peuple en voie de disparition et qui habite un espace de désolation ». C’est assez représentatif de la carrière de Susan Meiselas, qui envers et contre tout, a toujours eu sa façon à elle de dépasser les limites.

Depuis cette aventure, elle conserve son rythme prolifique, et se consacre aux thèmes et lieux qui lui sont chers. Elle retourne au Nicaragua en 2004, pour revoir les personnes qu’elle a photographiées pendant la révolution ; elle continue d’enrichir l’archive Kurdistan et organise des ateliers avec la communauté kurde dans le monde entier ; en 1995, elle documente un club SM qui fait écho à sa série Carnival Strippers. En 1992, elle ouvre un chapitre important sur la violence domestique, et le reprend en 2015. Lorsqu’elle ne voyage pas, elle consacre son énergie à soutenir la production de nouvelles formes narratives, au travers de la Magnum Foundation, qu’elle dirige depuis sa création en 2008.

 

Laurence Cornet

Laurence Cornet est journaliste spécialisée en photographie et conservatrice indépendante. Elle partage sa vie entre New York et Paris.

 

Susan Meiselas, Médiations
6 février – 20 mai 2018
Jeu de Paume
1 place de la Concorde
75008 Paris
France

www.jeudepaume.org

 

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