Au cours des cinq dernières années, le maître paysagiste américain Stephen Shore a numérisé des centaines de négatifs de photos prises de 1973 à 1981. Pour composer cet ouvrage hors du commun, Aperture a invité un groupe international de quinze photographes, conservateurs, auteurs et autres personnalités culturelles à sélectionner chacun dix images dans cette corne d’abondance méconnue, et à les commenter.
À l’instar des meilleurs romans si foisonnants du XIXe siècle, le livre Uncommon Places de Stephen Shore est un véritable trésor de richesses. En harmonie avec l’époque et les lieux, il bouillonne de vie, à tel point qu’on peut se sentir quelque peu submergé. J’ai demandé un jour à Stephen s’il savait combien de photographies il avait prises pour ce projet. « Je n’en sais rien, m’a-t-il répondu, mais je sais que le nombre de photos que je trouve intéressantes s’élève à près de sept-cents. » Je lui ai alors demandé comment il expliquait le fait qu’en quelques mois après avoir reçu un 4×5, puis un 10×8, il faisait déjà du travail de très haute qualité.
« Je ne peux pas l’expliquer. Il serait très prétentieux de vous donner raison. Mais je comprends ce que vous dites ». J’ai l’impression que lui-même s’efforce encore d’appréhender la profondeur de son travail. En 2014, j’ai écrit un livre intitulé Road trips : voyages photographiques à travers l’Amérique. Il comprend un groupe de photographies tirées d’Uncommon Places et mélange les images connues et moins connues, formant un point d’entrée pour les nouveaux arrivants. Cette fois-ci, mes choix sont très différents. Je ne dirais pas que la sélection est plus personnelle ou plus obscure, mais qu’elle est sans aucun doute plus affinée.
Pour moi, l’une des joies que suscite Uncommon Places est l’infinie délicatesse de la compréhension de la couleur verte. En tant que teinte principale de la végétation, le vert est éternel. Utilisé pour les voitures, vêtements, matières plastique et autres, sa popularité connaît des hauts et des bas constants. Manifestement, Stephen était attiré par la nature et par la production manuelle. Dans ses photographies, le lien entre les deux est tour à tour douloureux, drôle, poignant, surréaliste et parfois même harmonieux. Et cela se voit dans ses verts.
En matière de photographie, le vert semble la plus transparente des couleurs. Par cela, je veux dire que c’est celle qui nous encourage à voir « à travers » l’image pour regarder le monde qui se situe de l’autre côté. Lorsque l’on voit du vert dans une photographie, on a tendance à penser qu’il s’agit de la couleur non altérée du monde qui se trouvait devant l’objectif. Au cours de son projet, Stephen a souvent parlé de son intérêt pour l’image classique de la fenêtre en tant que tableau et les illusions de la tridimensionnalité. De toute évidence, les verts l’ont aidé à explorer ce concept.
Avec les rouges, les bleus et les jaunes d’une photo, le sentiment est différent. Si une image fait ressortir son vert contre l’une de ces couleurs ou même plusieurs, il peut se passer quelque chose d’extrêmement complexe. Cette complexité est de nature picturale et esthétique mais découle également du monde lui-même. En ce moment, les photos de Stephen qui me fascinent le plus sont celles qui me font passer de la nature à la production, de la profondeur au plan plat, du vert à d’autres teintes.
Walker Evans a dit un jour que la photographie couleur était vulgaire et qu’elle était donc valide lorsque la raison d’être d’une image était précisément sa vulgarité ou un accident de couleur par la main de l’homme et non celle de Dieu. Il n’a pas tout à fait tort. Nous pouvons tous nous remémorer des exemples célèbres de cette façon de penser, et il y en a énormément dans ce livre. Mais Evans écrivait cela en 1969, à une époque où la reproduction en couleur était encore assez primitive. Je pense qu’il changerait d’avis en voyant à quel point elle est devenue subtile et sensible. De nos jours, il est parfaitement possible de représenter la nature et le travail de l’homme sur la même image. Naturellement, c’est un véritable défi, quand on souhaite le faire correctement, mais les récompenses sont immenses.
David Campany
David Campany est un écrivain spécialisé en photographie. Ses essais ont été publiés dans de nombreux ouvrages et il apporte régulièrement sa contribution à Aperture et Frieze. Son projet itinérant A Handful of Dust a été publié en 2015 et exposé en 2017 à l’espace Le Bal, à Paris, ainsi qu’à la galerie Whitechapel, à Londres.
Stephen Shore, Selected works 1973-1981
Publié par Aperture
68 $