L’exposition présentée au Stedelijk Museum raconte l’histoire d’une néerlandaise qui, au début des années 1960, commence ses études de photographie à l’Académie de Beaux-Arts Sint Joost, à Bréda, pour se hisser très rapidement au plus haut rang de la photographie de mode internationale. Au cours de 50 années de carrière, ses images vont témoigner des changements qui s’opèrent dans la mode, tout en reflétant ceux du monde culturel et social. Le talent de Sacha van Dorssen (née à Rotterdam en 1940) se fait remarquer à l’occasion d’un stage au journal Elle, à Paris, en 1964. Elle décide aussitôt de s’y installer et commence à photographier intensément la mode pour la presse. Elle va publier en France et à l’étranger, dans Marie Claire, The Sunday Times Magazine, Vogue Hommes, ainsi que les Vogue anglais et allemand ; elle travaille avec de nombreux directeurs artistiques et photographie des mannequins au début de leur carrière et qui deviendront par la suite de véritables stars. Elle est en outre associée à des agences comme Mafia ou Publicis, sur beaucoup de campagnes publicitaires pour Yves Saint Laurent, Roc, Dim, l’Or, Club Med, et contribue également à plusieurs ouvrages des Éditions du Regard sur Dior, Fortuny et Old England. Sacha quitte Bréda en pleine jeunesse pour y revenir un demi-siècle plus tard, à l’issue d’un formidable parcours au cours duquel elle fut témoin de l’émergence en France du prêt-à-porter façonné par une nouvelle génération de couturiers. Son exposition, qui se déploie actuellement dans deux grandes salles du Stedelijk Museum, retrace ce parcours à travers une sélection de quelque 75 photographies, dont de nombreux tirages en grand format, une vingtaine de couvertures de magazines, ainsi que des reportages et des documents illustrant sa façon de travailler.
Extraits d’une intervention au Stedelijk Museum de Bréda sur la photographie de Sacha Van Dorssen, à l’occasion de sa rétrospective.
Texte par Gabriel Bauret.
À l’occasion d’un stage au journal Elle, en 1964, le directeur artistique de l’époque, Peter Knapp, donne à Sacha quelques images à faire. Au lieu de rentrer à Bréda pour terminer ses études, elle décide de s’installer à Paris et commence à photographier la mode. Dans ce domaine, Paris est toujours une grande capitale : elle se retrouve ainsi en prise directe avec cet univers auquel elle va consacrer toute sa carrière.
Comment pourrait-on caractériser sa photographie ? D’abord par sa pratique de la couleur, même si elle a réalisé aussi des commandes en noir et blanc. La couleur signifie une forme de réalisme, alors que le noir et blanc tendrait à détacher l’image du réel. Il ne s’agit pas chez Sacha d’une couleur saturée, comme par exemple dans les images de Steve Hiett, que l’on retrouvera à ses côtés à Marie Claire ; ou Sarah Moon qui a longtemps joué avec le grain du film qu’elle employait.
Sacha opère essentiellement en extérieur. Dans de vrais décors, simples, naturels. Parfois très éloignés de Paris, mais dans un paysage qui en fin de compte reste toujours assez discret ; la plage étant l’un de ses décors préférés, sans doute pour la générosité de l’espace et de la lumière.
Un peu d’histoire : la photo de mode est en quelque sorte sortie des studios avec des opérateurs comme Martin Munkacsi qui travaillait dans les années 1930 pour Harper’s Bazaar et son légendaire directeur artistique Alexey Brodovitch. On connaît ses images de femmes sportives, en mouvement. Plus tard, Richard Avedon, toujours pour Harper’s Bazaar et Alexey Brodovitch, a croisé la pratique de la photo de mode avec celle du reportage. Puis pour Vogue, William Klein fait descendre la mode dans la rue.
Il faut également rappeler l’évolution historique de la mode : la haute-couture va peu à peu être supplantée par le prêt-à-porter. Christian Dior, avec son style « New Look » qui incarne la femme moderne, participe de ce mouvement dès la fin des années 1940. Il pense la silhouette de la femme différemment, plus libre dans ses gestes et ses mouvements.
En photographie, ce passage du studio à l’extérieur, ressemble un peu à ce qui se passe au cinéma avec la Nouvelle Vague en France. On filme désormais la vraie vie, le quotidien, la rue, les paysages naturels.
Toutefois, chez Sacha, le travail en extérieur s’opère avec autant de précision et de maîtrise que si elle opérait en studio. La restitution des couleurs, le sens et la qualité de la lumière sont minutieusement agencés. C’est essentiellement cette lumière naturelle qui éclaire le vêtement. Car Sacha n’oublie jamais que dans la photo de mode, il y a le mot mode : elle respecte à la lettre l’objet de la commande. Quant à sa précision et sa méthode, on la devine à travers les carnets de notes qu’elle a précieusement conservés et dans lesquels elle consignait, aux côtés d’un petit polaroid, les informations sur ses prises de vue : ouverture, vitesse, sensibilité du film.Sa photographie est l’expression d’une harmonie entre le sujet et le décor. Si le paysage peut suggérer un récit, il reste toujours à sa place, en toile de fond. Quant aux situations qu’elle met en scène, elles sont le plus souvent extrêmement simples. La prise de vue implique évidemment la direction des mannequins, mais cela ne se voit pour ainsi dire pas, cela ne se sent pas : tout est toujours très naturel. Comme s’il s’agissait d’un reportage. S’il lui arrive de dépeindre des situations plus sophistiquées, celles-ci demeurent crédibles, on pourrait même dire accessibles aux yeux des lectrices des magazines qui au bout de la chaîne sont les destinataires du message visuel.
La photographie fait d’ailleurs presque oublier qu’il s’agit de mannequins. Jamais de comédie ni de pose tape-à-l’œil : les « filles » existent, bougent, s’offrent à la photographie telles qu’elles sont ; belles mais sans artifice. Les gestes sont naturels, pas fabriqués, jamais excentriques. L’univers de Sacha se déploie d’ailleurs loin du luxe, de la frivolité et des mondanités. Elle montre les mannequins – la plupart féminins – comme des personnes auxquelles les spectatrices de ses images – les lectrices du magazine –, pourraient presque s’identifier. Elle sait exactement traduire l’atmosphère juste, celle qui offre à ces lectrices la vision d’un monde auquel elles imagineraient elles-mêmes appartenir.
Sacha a accompagné l’émergence d’une génération de couturiers qui ont participé en France, mais aussi en Italie et au Japon, à l’industrialisation du prêt-à-porter tout en développant un style personnel. Un magazine comme Elle, inventé par la journaliste Hélène Lazareff, accompagne la démocratisation de la mode à travers la diffusion du prêt-à-porter. Entre les années 1960 et les années 1990, dans Elle d’abord, puis dans Marie-Claire en particulier, mais aussi des magazines étrangers qui ne sont pas toujours dédiés à la mode, Sacha a témoigné des créations de ces nouveaux couturiers. Ce ne sont pas seulement des hommes, il y aussi des créatrices comme agnès b. Cette génération a pour noms Yves Saint Laurent, Karl Lagerfeld, Emmanuelle Khanh, Jean-Paul Gaultier, Thierry Mugler, Claude Montana, Sonia Rykiel … Ainsi que des japonais comme Kenzo et Issey Miyake.
Dans le mensuel Marie-Claire pour lequel Sacha a travaillé pendant plus de deux décennies, elle publiait dans presque chaque numéro un sujet sur plusieurs pages, et l’on reconnaissait très aisément le style de ses contributions : il se distinguait des photographies en noir et blanc de Peter Lindbergh ou des polaroids de Paolo Roversi. Et autour de Sacha ont gravité un groupe de fidèles rédactrices de mode : de vraies journalistes. Suivant de près tout ce qui sortait des maisons de couture, elles opéraient des choix avec une indépendance d’esprit et une liberté d’expression qui les amenaient à tenir un vrai discours sur la mode en train de se faire. La photographie servait leur propos. En leur compagnie, Sacha ne cherchait pas à imprimer une marque personnelle ; il s’agissait de faire une image qui donne au vêtement le rôle principal. Et sa connaissance précise de la mode, des matériaux, des formes et des plis, l’a toujours guidée dans sa démarche.
Une équipe souvent importante accompagnait Sacha sur les prises de vue. Et elle a toujours mis en avant ce travail d’équipe, faisant preuve d’une grande humilité. Pour elle, une photographie de mode est l‘aboutissement d’un travail de groupe ; elle rassemble l’effort de chacun et chacune : rédactrice-en-chef, mannequin, coiffeur, maquilleur, assistant, voire chauffeur !
Aujourd’hui, une page s’est tournée. L’économie de la presse a changé, les budgets des magazines ne nourrissent plus les mêmes objectifs. La presse papier a perdu de son pouvoir, a vu ses moyens de plus en plus réduits, l’information et la communication se déplaçant vers d’autres médias. On pourrait mentionner également le déploiement du numérique qui a modifié la pratique de la photographie. Et puis la représentation de la mode dans les magazines se confond de plus en plus avec les pages de publicité. Le marché publicitaire conditionne, pour ne pas dire dicte le contenu des pages rédactionnelles.
Au cours des 50 années de sa carrière, les images de Sacha ont témoigné des changements qui s’opèrent dans la mode, mais elles reflètent aussi ceux du monde culturel et social. Si elle travaille beaucoup pour Marie-Claire, c’est sans doute aussi parce que ce magazine défend alors une certaine image de la femme et s’engage sur des questions sociales, culturelles et morales. Sacha montre ainsi en filigranes l’évolution du rôle des femmes. Elle témoigne de leur émancipation et en particulier d’une plus grande liberté du corps. Avec chaque fois un très grand respect de la personne photographiée, tout en étant d’une extrême exigence. Avec le recul, les images sont l’expression d’un grand bonheur de vivre, tout en répondant scrupuleusement au motif de la prise de vue.
Gabriel Bauret, Bréda, octobre 2021
Sacha ! 50 ans de photographie de mode
Bréda – Paris – Bréda
jusqu’au 5 décembre 2021
Stedelijk Museum, Bréda
Boschstraat 22
4811 GH Bréda
Les Pays Bas
