L’Œil de la Photographie rend hommage au photographe américain Stanley Greene, décédé des suites de maladie ce vendredi 19 mai 2017 à Paris. Une révérence signée du commissaire d’exposition et journaliste Christian Caujolle.
Impeccable. Jusqu’au bout. Même la maladie qui te minait et dont tu savais aussi bien que nous qu’elle gagnerait ne t’a jamais fait perdre ta superbe. Tu as réussi cet exploit de t’envoler sans âge, sans marque apparente, avec juste l’élégance qui t’a toujours caractérisé. Tirer sa révérence sans jamais avoir vieilli.
Car au-delà de la beauté, du port, de cette voix grave et cassée à la fois, de tous ces éléments physiques qui faisaient de toi un point d’attraction immédiat, il y avait cela, l’élégance absolue. Celle des gestes, des mains fines qui savaient apprivoiser les lourdes bagues, celle des sentiments, souvent retenus alors qu’ils étaient intenses, jusqu’à ce que tu exploses, parfois.
Aujourd’hui la tristesse, pour apaiser un peu la douleur, réactive les souvenirs. Tous ceux que nous avons partagés et ceux que tu contais, avec pudeur, avec détermination aussi, assumant tout, vraiment. Les premiers souvenirs partagés sont ceux de ton apparition flamboyante sur la scène parisienne que tu avais rejoint par fascination pour Brassaï et intérêt pour Doisneau. Un Paris de cafés en train de disparaître que tu cultivais en noir et blanc et en client et qui nous rapprochèrent pour un texte, le temps d’une première exposition. Les souvenirs, on ne va pas les conter tous, il faut en garder pour les plaies, mais certains sont essentiels à partager. Ce sont ceux de VU’, de ce moment où tu décidas, toi qui avais tâté de la mode, qui avais, tout jeune, parcouru les coulisses de la scène rock alternative et du punk, qu’il fallait en finir avec la nostalgie et avec les futilités. Tu n’avais plus de plaisir aux images de Paris parce que tu savais que cela « ne servait à rien ». Et, même si je ne sais pas si tu devins un jour ce que l’on nommait « photojournaliste » parce que l’on ne peut, décidément, te coller aucune étiquette qui ne soit pas partiellement fausse, tu décidas de témoigner sur le monde, sur les douleurs du monde qui étaient aussi les tiennes et nourrissaient tes colères. Parce que l’impensable s’était produit, que le mur de Berlin s’était écroulé, parce que le monde ne serait plus jamais le même, tu décidas de consacrer ta vie au témoignage, à l’exploration de ce qui te dérangeait, te bouleversait, te semblait à la fois étrange ou inacceptable. La décision de documenter les pays du Caucase, alors que cela n’intéressait personne et qu’aucun magazine n’accepta de payer une seule pellicule, t’amena en Tchéchénie. Quand, quelques mois plus tard, l’invasion russe intervint, début de longues guerres, tu étais le seul à avoir des images de cette petite république musulmane. Et elle devint ton autre patrie.
Un engagement, bien plus, une mission, et une passion. Pour les avoir tant de fois revues et éditées, discutées avec toi, je repense à ces planches contact qui, mieux que tout, disent ton histoire, ton approche du monde. Montrent une sensibilité à fleur de peau à tout instant, et une capacité de passer du portrait posé à un instantané de combattant en mouvement avant de trouver le cadre d’une pieta contemporaine qui dit si bien ta liberté. Liberté de décider pour toi, liberté de regarder comme tu ressens, et d’assumer une émotion intense qui pouvait faire de toi un être déraisonnable. Les planches de la tentative de coup d’état contre Boris Eltsine en 2010 m’ont toujours effrayé. Peur pour toi qui aurais pu – aurais dû – tomber là sous les balles, apparemment inconscient sur l’instant. Face à ma peur rétrospective, c’est toi qui, toujours, me rassurais.
Presse, expositions, aussi bien dans les festivals qu’à la galerie, livres, jusqu’aux détails des légendes et textes, du choix des papiers, des doutes, des décisions radicales, des erreurs que nous assumerions plus tard comme une manière de faire, des certitudes qui permettaient d’avancer, à la fois pour des valeurs et contre des situations, ces images sont là, et elles resteront comme une geste dont tu es le seul et unique auteur, acteur également. Il m’a fallu du temps, au-delà de l’amitié, du respect que j’ai toujours eu pour toi pour comprendre que la façon dont tu avais dédié la plus grande partie de ta vie de photographe à cette mise en forme des conflits, des drames était finalement une forme de retrouvailles avec l’engagement de l’adolescent rejoignant les Black Panters et luttant contre la guerre du Vietnam. Il y a, dans tout cela une forme extrême de générosité que tu as vécue dans l’inconfort et avec autant de brio que de panache. Jamais, même quand tu étais en colère ou en désaccord, tu ne t’es plaint, toujours tu as avancé. Il y a du romantisme dans bien de tes images, dans certains de tes paysages, dans des scènes de guerre, il y a de la tendresse et de l’amour dans beaucoup de tes portraits.
Je repense soudain à Kertész, dont nous avons tellement parlé, sur qui nous n’étions pas toujours d’accord et qui disait, à la fin de sa vie « Je suis trop sentimental ». Stan, tu as toujours été sentimental et c’est un mot magnifique quand il se fonde sur cette nécessité vitale d’être honnête avec soi-même parce que l’on se doit de l’être avec les autres.
Stan, je t’embrasse.
Christian Caujolle
Aujourd’hui commissaire indépendant, Christian Caujolle a notamment été directeur de la photographie au journal Libération, a créé l’agence VU’, et enseigne à l’École Nationale Supérieure Louis Lumière, à Paris.