Quand Kurt Mutchler a été nommé Directeur exécutif pour la photographie au National Geographic en août 2010, il a pris en main un département qui venait de connaître de grandes transformations, et était sur le point d’en connaître encore d’autres. Ancien photographe de presse, Mutchler a commencé à travailler pour National Geographic comme directeur photo en 1994, et à ce poste, il est devenu un fervent défenseur de ce qu’il appelle « un photojournalisme construit sur de vrais récits ».
Peu de temps après avoir pris son nouveau poste l’année dernière, quand un blog d’une radio publique nationale a remis en question la possibilité pour le photojournalisme d’avoir encore une place dans la production des médias modernes, Mutchler a adressé à l’écrivain Claire O’Neill une réfutation brillante par e-mail : « Dans le monde éphémère d’aujourd’hui où Twitter règne en maître, le photojournalisme de fond a le pouvoir de ralentir suffisamment le monde pour que le public puisse le comprendre réellement. C’est ce que nos lecteurs attendent. »
Mutchler voit également le festival de Perpignan « Visa pour l’Image », que le National Geographic sponsorise depuis des années, comme une occasion de ralentir le rythme pendant une semaine et d’évaluer l’état où en sont les choses au sein du photojournalisme. « Le festival fournit un environnement propice pour partager des idées et envisager ce que devient la photographie » dit-il. « C’est très enrichissant pour l’intellect. Ça nourrit le cerveau. » Lors d’une conversation récente avec La Lettre de la Photographie, Mutchler nous a parlé de l’évolution des photographies du National Geographic ces dernières années, du futur du photojournalisme et du festival de Perpignan, qui, comme il le dit lui-même, est devenu plus important que jamais dans un « monde frénétique en perpétuelle mutation ».
Commençons avec vous. Dites-nous comment vous vous êtes mis à la photographie et au journalisme ?
J’ai commencé à pratiquer dès le lycée, durant les années 70, ça fait presque 40 ans. J’ai grandi dans le nord de l’Ohio, je faisais des clichés pour le journal du lycée et les photos de classe, ensuite je suis allé au Rochester Institute of Technology et à l’Université d’Ohio State, puis j’ai fini par travailler comme pigiste pour Associated Press. J’avais des contacts dans plusieurs journaux et j’ai trouvé un poste au Times Picayune de la Nouvelle-Orléans. C’était un très bon journal et une ville idéale pour un photographe – très riche visuellement. Donc j’avais de la chance. Après sept années passées comme photographe, je suis entré dans la rédaction où je suis resté encore sept ans avant d’arriver à National Geographic comme directeur photo.
Parlez-nous de votre rôle au sein de National Geographic.
Il y a eu pas mal de changements importants dans le magazine ces dernières années. Pendant longtemps, le rôle du directeur photo était d’engager les photographes et les éditeurs, et il y avait une division indépendante des illustrations qui s’occupait de toute la mise en page et du design. Tout était séparé. Quand Chris Johns est devenu rédacteur en chef du magazine il y a six ans, il a engagé David Griffin comme directeur de la photographie et ils ont réuni ces départements. Maintenant je dirige ce département unifié. [Note de la rédaction : Griffin a quitté National Geographic en février pour devenir Directeur des visuels au Washington Post.]
Parlons du rôle de National Geographic comme sponsor de « Visa pour l’Image ».
Nous sommes leur sponsor depuis longtemps, maintenant – plus d’une décennie je crois. Nous avons une relation très forte avec le directeur du festival, Jean-François Leroy. Cette année, je pense que nous avons quelque chose comme dix expositions – le mieux que nous n’ayons jamais fait.
Pourquoi le festival est-il si important pour le National Geographic ?
C’est une manière pour nous de rester impliqués dans la photographie et sur le marché européens. Mais le plus important est que le festival accueille certains des meilleurs travaux qui ont été réalisés pendant l’année précédente. Et en faisant cela, il donne de la voix à ce genre de reportage visuel, ce qui est très important en ce moment.
Serez-vous là cette année ?
Oui. Je n’ai pas pu venir l’année dernière mais je viendrai cette année.
Venons-en à la question du photojournalisme en général – et ce qui semble désormais être un sujet rebattu : est-ce que le photojournalisme est mort ? Cela fait près de vingt ans que cette question circule.
Oui, c’est vrai. Mais elle ne disparaît pas pour autant, n’est-ce pas ? Et c’est une question qui mérite d’être posée. Cela devient de plus en plus difficile pour les photographes de continuer d’exercer, de gagner suffisamment d’argent pour nourrir leurs familles. C’en est à se demander par moments qui il va rester à la fin pour faire le travail que nous espérons publier dans notre magazine.
Mais il y a toujours le National Geographic, et c’est une sorte de forteresse…
Absolument. Nous sommes peut-être les derniers qui restent, en terme de photojournalisme engageant un travail de narration.
Quels sont les autres titres que vous consultez pour du bon photojournalisme maintenant, en dehors de Geographic ?
Dans l’édition ou sur Internet ?
Les deux.
Il y a tellement de variété maintenant, et tellement de bons blogs, comme La Lettre de la Photographie. Le blog « Lens » du New York Times, et le journal lui-même – je pense que c’est vraiment un très bon journal, et bien sûr le New York Times Magazine. Le blog « Lightbox » du Time magazine et la version papier du Time aussi – ils font du bon boulot et ils ont l’air d’avoir revu en profondeur leur section photographie durant les deux dernières années.
Mais le monde de la photographie est si confus par rapport à ce qu’il a pu être – vous pouvez vous en rendre compte en regardant quelques publications. Et vous pouvez surfer sur le web sans fin pour trouver des clichés.
Absolument. Il y a une publication en Russie – ça s’appelle Russian Reporter – et ils font un travail très intéressant, très pointu. Je les ai découverts sur facebook. Il y a un russophone qui travaille avec moi et je lui ai dit : « Hé, peux-tu nous prendre un abonnement à ce magazine ? » Je voulais voir à quoi ça ressemblait imprimé. Mais l’abonnement nous aurait coûté 500 dollars, alors j’ai dit, « Bon, on va devoir se contenter de le consulter en ligne. »
À la place des gros périodiques historiques qui finançaient auparavant ce que vous appelez le photojournalisme de narration, nous avons vu des fondations et des ONG reprendre le flambeau.
Oui, et nous nous y mettons un petit peu nous aussi. Par exemple, notre numéro spécial portant sur l’eau, qui a été publié en avril 2010, a été financé en partie par des ONG. Donc nous sommes non seulement capable de nous publier nous-mêmes, mais nous contactons d’autres organismes qui aiment ce que nous faisons. Ça nous aide à financer le travail des photographes. [Le photographe du Geographic] Nick Nichols fait en ce moment un gros projet en Afrique qui est financé par une source extérieure. Tout cela nous permet d’accomplir ce que nous considérons être notre mission. Rien que l’année dernière, nous avons eu George Steinmetz au sud Soudan, Lynsey Addario à Bagdad, Reza en Égypte, nous avons publié le travail de Michael Brown en Lybie, nous avons pu envoyer Pascal Maitre et Joel Sartore dans la vallée du grand rift en Afrique, et Chien-Chi Chang en Birmanie, David Guttenfelder et Michael Yamashita au Japon pour couvrir les suites du tsunami. Nous ne sommes plus la vieille machine fatiguée que nous avons pu être.
Parlons de votre dernier exemple – comment avez-vous couvert cet événement ?
Eh bien, nous avions Yamashita dans le pays peu de temps après le passage du tsunami, et nous avons suivi. Guttenfelder était là pour travailler sur un reportage qui devait être publié en décembre.
Pouvez-vous nous dire quelques mots sur la manière dont le photojournalisme de Geographic a changé stylistiquement ?
Je pense que nous essayons de maintenir un équilibre fragile en publiant des histoires qui plairont aux amateurs du Geographic classique – l’archéologie et l’anthropologie – et en étant dans le même temps aussi actuels et proches de la vie des gens que possible. Chris Johns a été photographe pour nous pendant longtemps, et il regarde le monde avec les yeux d’un photojournaliste. Il a aussi l’intuition et la capacité nécessaires pour nous ramener des styles différents que nous n’employions pas auparavant.
Décrivez-nous ces nouveaux styles.
Nous faisons appel à de nouveaux photographes comme Martin Schoeller, Paolo Pellegrin, Edward Burtynsky, Massimo Vitali – des photographes qui oscillent entre le travail artistique et le photojournalisme. Ça nous a vraiment ouvert de nouvelles perspectives.
Donc les frontières traditionnelles entre ce que nous avions l’habitude de penser comme des genres séparés ont été détruites, d’une certaine manière ?
Oui, je pense qu’on pourrait dire que le domaine journalistique s’est agrandi. Et les critères esthétiques de la photographie ont pu s’épanouir dans le magazine. Nous pouvons aller au-delà des « photos nécessaires », les photos qui ne sont pas visuellement très intéressantes, mais contiennent beaucoup d’informations. Mais l’image classique du Geographic est toujours celle qui a une grande puissance esthétique et délivre également des informations. Comme vous dites, tout est si confus, maintenant – l’image est partout, inondant Internet – mais ce que le magazine continue d’apporter prend encore plus de valeur avec le temps. C’est la véracité et l’intégrité de nos reportages – nous cherchons ce qui est visible et nous cherchons aussi ce qui est caché pour être sûrs de proposer la vérité à nos lecteurs.
<strong<Vous cherchez la photo qui dira tout…
Ou une série de photos qui pourra décrire les nuances d’une idée ou d’un endroit ou d’une culture. Les jeunes photographes me demandent tout le temps, « Qu’est-ce que je dois faire pour entrer au Geographic ? » Et je leur réponds, tout est une question de récit – racontez-moi une histoire. Ils devraient me montrer un portfolio qui serait rempli d’histoires, pas de photographies. C’est difficile à faire, et difficile à apprendre, spécialement maintenant que les viviers du photojournalisme disparaissent. Beaucoup de nos photographes viennent de la presse papier, et comme les journaux luttent pour survivre, l’espace qu’ils constituent pour s’aguerrir se fait de plus en plus restreint. Alors les jeunes qui sortent de la fac – à qui peuvent-ils s’adresser ? Où est-ce qu’ils peuvent apprendre ?
Qu’est-ce que vous leur diriez de faire ?
Je leur dirai de trouver un sujet près de chez eux, qu’ils pourront aller observer encore et encore et encore, parce que c’est ce qu’il faut – il faut faire des photos sans arrêt, les sélectionner, faire le bilan de ce que vous avez, mettre les images ensemble, et ensuite se dire, « OK, c’est là que je dois aller, et c’est là que je dois retourner. » Retourner aux endroits où vous êtes déjà allé est important. La deuxième fois que vous rencontrez quelqu’un, il ou elle vous reconnaîtra, et les portes s’ouvriront plus grandes, et vous aurez une vraie histoire.
Interview réalisée par David Schonauer, 27 août, 2011