Depuis 2009, la condition des Ouïghours s’est profondément dégradée. Les pratiques religieuses de ce peuple musulman du nord-ouest de la Chine sont menacées, qualifiées d’extrémisme, et leur culture est écrasée par le rouleau compresseur de l’expansion économique qui transforme les villages traditionnels en hubs de béton.
Il y a quelques jours encore, Radio Free Asia rapportait : « Les autorités chinoises introduiront de nouvelles lois effectives à partir de janvier, dont elles prétendent qu’elles ont pour but de combattre l’extrémisme religieux dans les régions occidentales du Xinjiang, bien que les experts préviennent que cela empiétera sur les droits de la minorité ethnique des Ouïghours musulmans vivant là. » Pour Carolyn Drake, qui voyageait régulierement depuis deux ans dans la region quand les premières émeutes ont éclaté, la situation a altéré ses interactions avec les locaux : « Le climat politique avait placé une barricade entre moi et les gens avec lesquels j’essayais de communiquer, et cela commençait à sembler impénétrable », explique-t-elle.
Consciente dans ce contexte ambigu des limites de la photographie comme résultat d’une relation observateur/observé — en particulier dans un cadre religieux qui rejette la représentation des êtres vivants — Carolyn a décidé d’engager une discussion d’un autre type avec les Ouïghours : une conversation où le vocabulaire et la grammaire sont remplacés par des photos, des crayons, des ciseaux et de la colle. « Nous nous sommes assis dans des restaurants, des ateliers d’artiste, des magasins de chaussures, des vergers de noyers, des parcs, des cours, des chambres d’hôtel, des abattoirs et au jade bazaar pendant qu’ils travaillaient sur les images. Les collages et les dessins qu’ils faisaient sont le produit de notre échange, dans toute leur dureté, ambiguïté et risque », écrit-elle en fin d’ouvrage.
Ces collages, imprimés sur de larges pages, suivent un prologue constitué de ses photographies. S’en dégage par métaphore la tension d’une atemporalité menacée. Un agneau d’un blanc immaculé, les pattes arrieres vacillantes, regarde avec méfiance en direction d’une route de toute évidence récente. La poésie est omniprésente dans les photographies de Drake, répondant à celle de l’écrivain ouïghour Nurmuhemmet Yasin, dont les vers jonchent l’ouvrage. Le titre de son essai, Wild Pigeon, allégorie de l’expérience ouïghoure, donne son nom à celui de Drake, qui en suit la trame narrative : la première partie plane entre rêve et réalité ; la seconde amène la réalisation que ce rêve est celui d’un inévitable futur — « Child, in your dream, you saw our destiny » — ; la troisième est celle des transformations — « Nous étions ici, l’un après l’autre, génération après génération, menant une vie heureuse. Pourquoi devrions-nous partir maintenant ? » —, la quatrième est celle de la résistance vaine ; la dernière est celle de la mort, dernier espace de liberté.
Collé en troisième de couverture, un petit album de 10 x 15 cm réunit des portraits d’Ouïghours posant devant des fonds de studio kitsh et traditionnels. Ils sont accompagnés des dernières lignes de Yasin : « I see everything clearly now – the sky is still such a deep blue and the world remains so beautiful, and everything is so quiet and still. »
LIVRE
Wild Pigeon
Photographies de Carolyn Drake