La ville cambodgienne, quelles que soient les envies de développement et de « modernité » en référence aux grandes capitales asiatiques n’a rien à voir avec ces mégapoles. Des villes moyennes comme Battambang conservent leur ambiance de petites agglomérations marquées par une ambiance provinciale, héritée du temps du protectorat et ont conservé bien des traces d’architecture coloniale.
Ce qui est aussi le cas de Siem Reap dès que l’on fait abstraction de la construction effrénée des équipements touristiques. En dehors de quelques zones fréquentées par les étrangers de passage, dès la nuit tombée, l’éclairage est chiche, voire inexistant. Il en est de même à Phnom Penh, la capitale. Malgré ses plus de deux millions d’habitants, la ville, en dehors de ses grands axes est plongée dans le noir après la tombée de la nuit, vers dix-huit heures. L’ancien « Paris de l’Indochine », qui glorifie désormais des buildings construit sans aucun plan d’urbanisation, conserve encore jusque dans des dédales de ruelles qui continuent à s’apparenter à des villages dans la grande ville, bien des aspects de son rythme de vie. Un million de deux roues de faible cylindrée sillonnent la seule capitale et se massent en grappes impressionnantes devant les voitures à chaque feu rouge.
En 2010, Philon Sovann suivit un stage qu’Antoine d’Agata donnait dans le cadre du Angkor Photo Festival de Siem Reap. Mais que photographier dans cette ville entièrement dédiée au commerce et au tourisme ? Comment échapper à l’architecture et éviter les grappes de visiteurs entraînées par leurs guides ? En évitant la journée, tout d’abord. En allant à la rencontre de ceux que l’on ne voit jamais, qui vivent et travaillent là dans l’ombre, à tous les sens du terme. De cette décision radicale et d’une constatation simple est née une série qui apporte une pierre originale à l’un des thèmes les plus abordés par la photographie au cours du dernier quart de siècle : l’image de la ville.
A Siem Reap, alors qu’il cherchait à définir comment il allait traiter de la nuit, Philong Sovan découvrit que le phare de sa moto accrochait dans le noir des scènes de rue qu’il ne soupçonnait pas. Il sut très vite que ces « apparitions » seraient son sujet et décida d’éclairer avec le phare de sa moto ce qu’il voulait photographier. Avec humour, il se compare parfois au chasseur qui attrape le lapin dans le faisceau lumineux. Et il faut avouer que les prises de vue, la moto sur sa béquille, l’appareil sur son trépied, après un dernier réglage de l’intensité des gaz pour contrôler l’éclairage, ne manque pas de pittoresque.
In the City by night, avec sa singularité de contenu et de forme, s’inscrit assez logiquement dans le parcours d’un photographe fou de lumière passionné par le documentaire, le témoignage, les questions sociales pour lesquelles il recherche des esthétiques non conventionnelles. Il comprit très vite durant son expérience dans la presse quotidienne que la couverture rapide de l’actualité était trop éphémère et superficielle, et il développa, sans savoir qu’il s’agissait là d’une démarche courante, des « projets personnels ». Tous basés sur une appréhension de la lumière.
Le mystère est également à l’œuvre dans l’exploration de la ville tendue entre volonté documentaire et effet fictionnel produit par l’éclairage. Ici nous reconnaissons dans l’ajout d’une lumière focalisée une dimension cinématographique qui insuffle une dimension irréelle aux scènes qu’elle fixe plus qu’elle les fige et sert de révélateur.
Nous découvrons ainsi toute une population invisible pour des portraits toujours marqués par le contexte qui leur confère une valeur symbolique. Il faut situer cette complexe galerie de portraits dans les récents développements de la représentation de la ville. La grande majorité des approches récentes de la ville, préoccupée par les enjeux d’organisation de l’espace, a minimisé, jusqu’à les faire disparaître le plus souvent, ceux qui y vivent. Ce n’est pas le moindre mérite de Philong Sovan que de les replacer au centre de son propos et de les inscrire dans la complexité de la cité à un moment charnière de son histoire et de son développement.
Mises en scène et réalistes, documentaires et absolument fabriquées ses photographies n’aspirent à aucune « vérité ». Elles reflètent les questions que se pose aujourd’hui un jeune cambodgien sur les villes de son pays dont la transformation si rapide l’oblige à la fois à s’interroger sur son sens et à garder trace de ce qui est encore.
Christian Caujolle
Aujourd’hui commissaire indépendant, Christian Caujolle a notamment été directeur de la photographie au journal Libération, a créé l’agence et la galerie VU’, et enseigne à l’École Nationale Supérieure Louis Lumière, à Paris.
Sovan Philong, In the City by Night
Du 26 avril au 19 mai 2018
Galerie Lee
9, rue Visconti
75006 Paris
France