Le 6 novembre 2014, sort le nouveau numéro de L’insensé, consacré à l’Afrique.
Voici le texte de la journaliste et critique d’art Camille Moulonguet, Ombres et Lumières, le marché de la photographie africaine.
Alors que Paris Photo brandissait l’Afrique comme thème de prédilection en 2011 et que pour la première fois en 2013, à Londres, une foire internationale se consacre intégralement à la création contemporaine africaine, où en est réellement la photographie africaine sur le marché de l’art ? État des lieux en 2014.
L’apparition de la photographie en Afrique suit de près l’invention du médium et pourtant, l’entrée de cette photographie sur le marché de l’art date seulement des années 1990. La manière dont Seydou Keïta “surgit” alors est assez emblématique de la courte histoire du marché de la photographie africaine. Nous sommes en 1991 à New York. André Magnin et Jean Pigozzi visitent l’exposition African Explores: 20th Century African Art organisée par Susan Vogel au New Museum of Contemporary Art. Il y a là des photographies en noir et blanc, des portraits en bas desquels est inscrit “Anonyme, Mali”. André Magnin part alors, photocopies sous le bras, à Bamako. On le conduit chez un premier photographe qui le mène chez un autre photographe : le premier est Malick Sidibé et le second, Seydou Keïta. C’est ainsi que ces photographes qui travaillaient jusque-là en artisans, avec leur clientèle, sont entrés sur un autre marché, le marché de l’art. Et, pendant des années, ce sont ces portraitistes (Seydou Keïta, Ojeikere) ou ces photographes documentaires (Jean Depara, Malick Sidibé) qui monopoliseront le marché. En chiffres, cela s’exprime ainsi : en 1990, une photo de Keïta valait l’équivalent de 50 centimes d’euro, en 1992 elle vaut 150 euros et aujourd’hui un tirage signé de Keïta vaut entre 5 000 et 15 000 euros.
Ces années-là, les acteurs de ce marché se comptent sur les doigts d’une main et les photographes africains sont très dépendants de ces ponts fabuleux mais dont l’omnipotence n’est pas propice à un marché ouvert. De 1989 à 2009, André Magnin joue un rôle capital dans ce minuscule marché puisqu’il constitue la collection de Jean Pigozzi qui, après avoir vu l’exposition Magiciens de la terre à Beaubourg en 1989, lui déclare : « Vous allez me faire une collection unique au monde. » Vingt ans plus tard, la collection Pigozzi compte près de 10 000 œuvres. Parallèlement, la Revue noire fait un travail de publication magistral et met en lumière 3 500 artistes, dont 600 photographes, dès le début des années 1990.
Deux ans après la “découverte” de Seydou Keïta, le photographe français Bernard Descamps débarque dans le studio de Samuel Fosso à Bangui, en Centrafrique. À l’époque, ce dernier a 31 ans et termine ses pellicules le soir avec des autoportraits mis en scène. Aujourd’hui, les photographies de Samuel Fosso ont intégré les collections de la Tate Modern à Londres, du Centre Georges-Pompidou et du musée du quai Branly à Paris. Sa série African Spirits, qui rend hommage aux grandes figures panafricanistes et de la lutte pour les droits civiques aux États-Unis, se vend pas moins de 100 000 euros. Le genre du portrait marque la photographie africaine et lui assure ses premiers grands succès internationaux. Ces histoires en disent long sur un marché cloisonné et aux plus-values fabuleuses.
La création de la Biennale de Dakar Dak’art en 1989 puis plus tard, en 1994, celle des Rencontres de Bamako marquent les débuts d’un marché qui se caractérise globalement par une vaste friche. Massivement à l’ombre du marché de l’art, la photographie africaine n’est pas représentée dans sa diversité. L’exposition de 1998 L’Afrique par elle-même associée à son catalogue Anthologie de la photographie africaine montée par la Revue noire et dont le périple mondial commence à la MEP à Paris en 1998 jalonne un mouvement de reconnaissance internationale d’une photographie africaine plurielle. Les années 2000 sont marquées par l’ambitieuse et itinérante exposition Africa Remix du Centre Pompidou à Paris.
En 2007, Malick Sidibé reçoit le Lion d’or à la Biennale de Venise. Le marché de la photographie internationale compte désormais avec la photographie africaine, dont l’avenir est alors dans son ouverture et sa diversification. L’apogée de cette période voit simultanément son dépassement symbolisé par le premier pavillon africain à la Biennale de Venise en 2007 sous la direction de Simon Njami. La photographie africaine, qui restait un objet construit de l’extérieur contrôlé par des marchands et des commissaires occidentaux, entame lentement une nouvelle phase à la fois d’ouverture et de récupération par les Africains.
Au-delà des cinq noms qui tournent en boucle dans la bouche des marchands et des collectionneurs, les photographes africains sont peu représentés sur le marché. Aussi le moment est-il venu de refléter la fertilité d’un continent, ce que résume parfaitement en quelques mots Marie-Cécile Zinsou, présidente de la Fondation Zinsou au Bénin : « En Afrique, c’est partout, tout le temps. » De nouveaux acteurs contribuent à ouvrir ce marché, assignant aux photographes africains une place grandissante. Dans la reconnaissance de la création contemporaine africaine au sens large, le commissaire nigérian Okwui Enwezorjoue un rôle important dès 2002 lors de la Documenta 11 de Kassel en Allemagne ou plus récemment avec la Triennale d’art contemporain qui avait lieu au Palais de Tokyo en 2012 et où il assurait la direction générale.
Les artistes africains commencent à être reconnus comme des acteurs à part entière de la création contemporaine mondiale. Outre l’intérêt international croissant pour la création contemporaine africaine, l’Afrique prend conscience de la richesse de sa créativité. Emblématique de ce déplacement du marché, Sindika Dokolo, Congolais né en 1972, crée sa collection en 2004. Aujourd’hui, cette collection possède plus de 500 pièces de 140 artistes provenant de 28 pays africains. Un an plus tard, en 2005, la création de la Fondation Zinsou au Bénin et la constitution d’une collection composée de 300 à 400 œuvres (dont 30 à 40 % sont des photographies) prolongent cette tendance naissante. Tout se passe comme si le développement de la cote des artistes est d’autant accéléré que leur apparition est tardive sur le marché, lequel se caractérise par une expansion rapide et des courbes exceptionnellement ascendantes.
Dans ce contexte, les anciens acteurs sont toujours là mais changent de statut, à l’instar d’André Magnin qui, d’acheteur pour la collection Pigozzi, devient marchand en 2009, ou encore, un an plus tard, de la maison d’édition Revue noire qui devient galerie sous le nom de la Maison Revue noire. Jean Loup Pivin, un des trois fondateurs de la Revue, explique sa démarche : « Le continent africain ne peut se résumer à moins de dix noms et deux tendances “exotiques”. Notre travail est de continuer à promouvoir la diversité de la photographie africaine dans son invention avec aussi notre fonds constitué de plusieurs milliers d’images de plusieurs centaines de photographes qui représentent tout le spectre qualitatif des photographes africains, afin qu’un jour il y ait une place plus grande qui leur soit réservée sur le marché. » Si les grandes capitales européennes restent des plaques tournantes importantes pour ce marché, elles ne sont plus des passages obligés. Les photographes africains vont directement à New York, Dubaï ou Doha.
Voilà deux ans que le marché de la création contemporaine africaine vit une période d’effervescence, une bulle dont la photographie n’est, bien sûr, pas exclue. André Magnin, rencontré cette année juste à son retour de Paris-Photo Los Angeles, est détendu ; il a vendu toutes ses photos d’Omar Victor Diop, ce qui n’est pas le cas de la plupart des galeristes pour lesquels cette foire représente plus de frais que de bénéfices. Il constate : « Ces deux dernières années, ça va très vite et d’excellents artistes apparaissent soutenus par des galeries très professionnelles. » Les acteurs de ce marché ont la sensation d’assister à un boum. Imane Farès partage cet enthousiasme : « Je pense que cet intérêt pour l’art africain va encore monter, il est en pleine expansion. » Sammy Baloji, qu’elle représente depuis l’année dernière, fait partie des « success stories » de ce marché. Il a notamment été l’un des finalistes du célèbre prix Pictet en 2013.
Ce dynamisme est entériné par le succès de la foire 1:54 (1 continent, 54 pays) de Londres. La première édition a eu lieu en 2013. La galeriste ivoirienne Cécile Fakhoury y a vendu tout son stand. Le photographe François-Xavier Gbré, qu’elle représente, a été notamment acheté par la Tate Modern. Pour Paul Hewitt, directeur stratégique des nouveaux marché chez Christie’s, « le fait que 1:54, première foire internationale jamais consacrée à l’art africain, ait lieu à Londres durant la Frieze envoie un message clair : l’art africain est aujourd’hui un marché à la croissance rapide. »
Néanmoins, cette tendance n’est pérenne que si elle est soutenue par une trame de collectionneurs, musées et marchands africains.« C’est un marché qui suscite l’intérêt des investisseurs », souligne Cécile Fakhoury. Il s’agit pour elle de développer un marché intérieur et créer des dynamiques entre les pays. « La plupart des gens à qui j’ai vendu des œuvres n’avaient jamais acheté de l’art. Ils ont la trentaine et une curiosité énorme pour ce domaine. » La bipartition francophone et anglophone s’amenuise pour enrichir un tissu d’échanges et d’intérêts communs.
L’Afrique du Sud est à part, son marché est structuré et organisée depuis plusieurs dizaines d’années avec de grandes galeries, de grandes collections et de grands musées. De manière générale, le développement du marché de l’Afrique anglophone est très similaire à celui que nous venons de décrire avec notamment le Nigeria, qui est à la fois le pays le plus peuplé d’Afrique et la première puissance économique africaine, passant, depuis cette année, devant l’Afrique du Sud.
C’est au Nigeria que le Lagos Photo Festival créé en 2010 met en place des conditions d’échanges sans précédent entre pays africains autour de leurs photographes. Il devient le rendez-vous incontournable pour la photographie africaine. Marie-Cécile Zinsou y est présente chaque année : « Il est tout ce que les rencontres de Bamako ne sont pas. C’est toute la dynamique du continent dans son rapport au reste du monde », s’enthousiasme-t-elle.Le marché s’africanise rapidement et construit ainsi les bases d’une croissance stable.
Dans cette lignée, l’entrepreneur marocain Alami Lazraq est en train de créer à Marrakech un musée dédié à l’art contemporain marocain et africain d’une superficie de 6 000 m2, dont l’inauguration est prévue en 2016. Sa collection est déjà composée de 500 œuvres. À ce propos, Touria El Glaoui, directrice fondatrice de 1:54 le Salon de l’art africain contemporain, déclare : « Le fait qu’un musée entièrement dédié à la photographie et aux arts visuels voit le jour à Marrakech est significatif de l’évolution de l’intérêt pour ces pratiques et il me paraît primordial que des artistes photographes tel qu’Yto Barrada ou Hicham Benohoud, qui ont acquis une visibilité importante à l’international, soutiennent sa création. »
Dans le développement de ce marché en Afrique, une donnée très importante est à prendre en compte, celle de la conservation des photos. La chaleur et l’humidité altèrent terriblement les tirages. À la Fondation Zinsou, les budgets de conservation empêchent d’acquérir d’autres œuvres photographiques. « On est en train de se demander si on ne rapatrie pas la collection en France », explique sa présidente. Pour contourner cela, il faut être inventif et, pour sa dernière exposition de Malick Sidibé, elle a tiré les photos sur de la toile avec de l’encre. Il semblerait que le rendu soit très intéressant pour du noir et blanc et que la conservation soit meilleure. À voir sur le long terme…
Dans ce désormais assez vaste marché, quels sont les photographes les plus prometteurs ? Je vous laisse les découvrir.
LES PHOTOGRAPHES : LEONCE RAPHAEL AGBODJELOU, AKINTUNDE AKINLEYE, LEILA ALAOUI, MALALA ANDRIALAVI- DRAZANA, KADER ATTIA, SAMMY BALOJI, KOTO BOLOFO, NABIL BOUTROS, FILIPE BRANQUINHO, MOHAMED CAMARA, SEYDOU CAMARA, KUDZANAI CHIURAI, FATOUMATA DIABATE, OMAR VICTOR DIOP, CALVIN DONDO, LALLA ESSAYDI, HASSAN ET HUSAIN ESSOP, SAMUEL FOSSO, WASSIM GHOSLANI, HASSAN HAJJAJ, NERMINE HAMMAM, PIETER HUGO, EURIDICE KALA, KILUANJI KIA HENDA, GERMAIN KIEMTORE, MAMADOU KONATE, T-J LETSA, NAMSA LEUBA, DILLON MARSH, FATIMA MAZMOUZ, FABRICE MONTEIRO, BAUDOUIN MOUANDA, ZWELETHU MTHETHWA, ZANELE MUHOLI, AIDA MULUNEH, YOUSSEF NABIL, DANIEL NAUDE, MATAR NDOUR, MAME-DIARRA NIANG, ABRAHAM OGHOBASE ONORIODE, LAKIN OGUNBANWO, ALAIN POLO, NYANI QUARMYNE, ZINEB SEDIRA, GEORGES SENGA, MARY SIBANDE, MALICK SIDIBE, PAUL SIKA, MIKHAEL SUBOTZKY, GUY TILLIM, IKE UDE, NONTSIKELELO VELEKO, GRAEME WILLIAMS, RALPH ZIMAN.