Prenez un hôtel délabré, vide, en travaux. Invitez des corps qui bougent. Des danseurs jeunes, musclés. Des danseuses souples, élancées. Ils/elles s’appellent Germain Louvet, Hugo Marchand, Aurélie Dupont, Marie-Agnès Gillot, Mikael Lafon, Eugénie Drion Barbeau, Anna Cleveland, Lida Fox, Jean Lemerse. Le problème des danseurs, c’est qu’ils s’échappent tout le temps. Faites alors entrer une photographe pour les attraper. Vous verrez ici comment Sylvie Lancrenon a fait crépiter son flash pour les saisir. Ce livre raconte quelques jours (et nuits) de chasse à la grâce.
À chaque fois que je vois un humain qui saute en l’air, je pense aux photographies de Philippe Halsman. Cet Américain demandait à des célébrités de faire un bond et appuyait sur le déclencheur quand elles s’envolaient. Échapper à la pesanteur est le rêve naturel de l’homme. Sylvie Lancrenon est moins directive. Elle a laissé les danseurs s’exprimer librement dans les salons en ruine de l’hôtel Lotti, prêté par Jean-Louis Costes. Philippe Halsman disait qu’en sautant, les stars dévoilaient leur vrai visage. Est-ce aussi valable pour les danseurs, ces « control freaks » de leur corps ? Pas nécessairement. Parfois on sent la force, la maîtrise, la technique. Sur d’autres pages, mes préférées, on devine la fatigue, la fragilité, le lâcher-prise. Et c’est beau comme un char d’assaut arrêté devant un étudiant chinois armé de sacs en plastique.
On peut admirer ce livre pour diverses raisons : moi ce sont les clavicules qui m’obsèdent. C’est, à mes yeux, l’os le plus émouvant du corps humain. Il y en avait de très jolies chez David Hamilton mais on n’a plus le droit de le dire. « Danse » regorge de spécimens exceptionnels de salières, féminines ou masculines. Les claviculophiles dans mon genre se régaleront de ce spectacle merveilleusement vulnérable, sous la peau en sueur. Mais je tiens à rassurer les fanatiques de nombrils ou de cages thoraciques : il y en a aussi de très réussies.
Je recommande de parcourir ce livre en écoutant de la musique : le Stabat Mater de Pergolesi ou « Anarchy in the UK » des Sex Pistols, peu importe, du moment que ce n’est pas la Lambada. Servez-vous un verre d’alcool fort et vous verrez alors ces photos prendre vie. Ce sera un bras qui pulse, un mollet qui bat, un sein qui s’arc-boute, une nuque qui chavire, une chevelure qui s’ébouriffe. Méfiez-vous de Sylvie Lancrenon : c’est une sorcière ! Elle fabrique de la vie avec du papier. Cette artiste est à la fois Gepetto et Frankenstein. Elle prend des photos et soudain, tu es chez toi, tu lis son bouquin dans ton canapé, et il y a une dizaine de créatures qui s’évadent du livre et traversent ton salon. Au Moyen-âge, on aurait brûlé Sylvie Lancrenon.
La beauté de ces images tient à la contradiction entre l’énergie physique, orgueilleuse, des danseurs professionnels, et le décor post-apocalyptique qui leur sert d’écrin. Feuilletant ce trésor, je songe aux extraterrestres qui, dans quelques jours, après la fin du monde, débarqueront sur notre planète. Ils se demanderont comment nous avons fait pour détruire notre planète aussi vite. Et s’ils trouvent ce livre, dans une cave ayant miraculeusement survécu aux tsunamis radioactifs, ils se diront : A$Ù=-&@GD)! »= ;Ù, ce qui signifie, en langage vénusien : « Certes, les Terriens ont foutu en l’air leur environnement, donc ils devaient être une espèce assez stupide ; cependant, regardez : ils savaient aussi être grands et beaux. »
Frédéric Beigbeder