Eté 1983 : alors que Sophie Calle erre dans le soleil des rues parisiennes, elle découvre un carnet d’adresses à la couverture rouge aguicheuse, perdu. Submergée par la curiosité qu’éveille en elle le défilement des pages recouvertes d’inscriptions informelles rédigées par son propriétaire, l’artiste décide de faire sa connaissance. Rejetant la simplicité d’une rencontre frontale par jeu et crainte de la déception comme par intérêt pour le labyrinthe des représentations sociales, elle décide que cette personnalité intrigante lui sera révélée par bribes, par l’intermédiaire des personnes dont les noms noircissent les pages de l’index.
Après délibération entre différents sentiments mêlés d’angoisse et de culpabilité, Sophie Calle, que l’impudeur n’a jamais dérangée, compose fébrilement un premier numéro de téléphone. L’interlocuteur, pioché au hasard dans les 408 contacts du carnet d’adresses, accepte de la rencontrer. C’est le début de l’histoire de Pierre D., racontée à voix croisées par ses connivences ou vagues connaissances au rythme aléatoire des rencontres de l’artiste avec les inconnus qui peuplent le monde de l’homme espionné à son insu.
Réponse à l’objet découvert, Sophie Calle compile ses découvertes sur le modèle d’un journal intime. Chaque rencontre fait l’objet d’une publication quotidienne dans le journal français Libération, donnant de plus de plus de détails au sujet du propriétaire du carnet et faisant peu à peu glisser le voyeurisme de l’artiste vers celui qu’elle communique au lecteur tendu qui attend chaque jour un nouvel épisode de cette enquête intrusive. A mesure que les chapitres s’accumulent, révélant des aspects intimes de Pierre D., son anonymat est compromis, son identification est possible, et l’indiscrétion confortable dans lequel se plaisait le lecteur est remplacée par la pression lente et excitante d’être démasqué.
Le personnage qui, on l’apprend ironiquement, est un intellectuel respecté du monde du cinéma, est devenu une personne. La fantaisie, la pseudo-fiction, est devenue réalité. Les images qui accompagnent chaque texte suivent cette progression, se faisant peu à peu moins abstraites, plus personnelles, exprimant par métaphores visuelles le vice irrévérencieux auquel l’artiste, les participants et les lecteurs se laissent aller. Cette œuvre prend tout son sens dans son intégralité, et cette première édition anglaise complète s’avérait donc essentielle.
Laurence Cornet
The Address Book – Sophie Calle
Siglio Press
104 pages,
29,95 dollars