Entretien mené par Clara Bastid et Isabella Seniuta
Dans l’histoire de la photographie, les experts, les collectionneurs et les marchands ont participé à la constitution de la valeur des tirages. Phénomène récent, le marché de la photographie s’est construit autour des ventes aux enchères depuis la décennie 1970. En quarante ans d’existence, les cotes de certains photographes ont considérablement augmenté et les maisons de vente ont joué un rôle crucial dans la mise en place des mécanismes du marché. Aujourd’hui quels sont les outils pour définir les prix et comment s’orchestrent les ventes aux enchères de photographie ?
Rencontre avec Simone Klein, directrice monde des ventes des tirages de l’agence Magnum Photos, qui a accompagné l’essor du département de photographie chez Sotheby’s de 2006 à 2015.
Quels sont vos premiers contacts avec la photographie ?
J’ai étudié l’histoire de l’art à Bonn en Allemagne et j’ai eu la chance de suivre un cours exceptionnel d’histoire de la photographie du XIXe siècle donné par le professeur Bodo Von Dewitz. C’était le conservateur du département de photographie au musée Ludwig à Cologne. En suivant son enseignement je me suis tout de suite passionnée pour ce domaine. Puis au cours de mes études, j’ai fait un stage au musée Ludwig qui détient l’une des collections photographiques les plus importantes d’Allemagne. J’étais quotidiennement au contact des tirages, j’ai appris énormément et cela a été une révélation.
Après avoir étudié à Bonn vous poursuivez vos études en France et vous rédigez un mémoire sous la direction de l’historien de la photographie Michel Frizot. Quels ont été les bénéfices de son enseignement ?
Michel Frizot a été mon second maître. Il m’a beaucoup appris et aidée dans ma formation. J’ai rédigé mon mémoire de maîtrise sur les photographies d’un « primitif » français, issu de la toute première époque de la photographie sur papier : Henri Victor Regnault. C’est un photographe très important pour l’histoire de la photographie française car il a fondé la Société héliographique. Puis j’ai travaillé au sein du département de photographie du musée d’Orsay qui était dirigé par Françoise Heilbrun. C’était une expérience très enrichissante qui a confirmé ma passion pour la photographie du XIXe siècle.
À vos débuts, quelles sont les personnes qui vous ont inspirée?
J’ai toujours été impressionnée par la carrière du galeriste américain Harry Lunn et par André Jammes, le grand collectionneur français de photographies anciennes. J’ai très peu connu Harry Lunn mais j’ai eu la chance d’organiser une des cinq ventes historiques de la collection d’André Jammes pour Sotheby’s. Par ailleurs, Rudolf Kicken- fondateur de l’une des plus anciennes galeries photographiques en Allemagne – m’a également beaucoup appris lorsque je l’ai assisté dans sa galerie à Cologne pendant un an.
Est-ce avec le galeriste Rudolf Kicken que vous avez appris à développer votre regard ?
Exactement. C’était une transition entre le monde académique spécialisé dans la photographie du XIXe siècle et le monde commercial de la photographie des années 1920 et 1930. Rudolf Kicken représentait aussi des photographes contemporains comme Helmut Newton.
Lorsque vous commencez à travailler dans les années 1990, quel est l’état du marché de la photographie ?
À l’époque, la photographie était une niche encore ignorée, il y avait peu de travail à l’université et dans les institutions. À l’issue de mes études, je savais que le monde académique et le monde institutionnel n’étaient pas faits pour moi. Puis comme le marché de la photographie était nouveau, j’ai eu envie d’en faire partie.
Quels types de photographies se vendaient sur le marché dans la décennie 1990 ?
Lorsque je suis devenue responsable des ventes aux enchères de photographie chez Lempertz, en 1997, le marché se portait principalement sur la photographie dite moderniste, à partir des années 1920. Nous vendions également des photographes plus contemporains comme les Becher. La photographie couleur n’occupait pas encore une place importante sur le marché. Les œuvres des photographes de l’école de Düsseldorf composée d’Andreas Gursky, Thomas Struth ou Thomas Ruff se vendaient en galerie mais pas dans les ventes aux enchères.
Vous êtes donc contemporaine du succès de la photographie couleur et du grand format ?
Au début, nous proposions occasionnellement des photographies en couleur comme par exemple des tirages de Stephen Shore des années 1970. À l’époque, ces images n’avaient pas beaucoup de valeur mais les prix ont rapidement augmenté. Puis des photographes ont émergé tel qu’Andreas Gursky qui travaillait sur des éditions de quinze ou vingt exemplaires dans des petits formats. Ces tirages valaient environ 200 euros les premières années et ils ont atteint les 1 000 euros au bout de deux ou trois ans.
Quel est le rôle des foires dans le développement du marché de la photographie?
La première édition de Paris Photo en 1997 dans le carrousel du Louvre a été un tournant. La foire a été fondée par Rik Gadella, sur le modèle de la foire américaine AIPAD à New York, où les galeries américaines exposaient surtout des tirages vintage. Aujourd’hui, c’est un événement mondial mais au départ, c’était un événement réservé à des initiés. Libération avait publié à l’époque un article très intéressant intitulé « Une FIAC de la photo à Paris ».
La foire Paris Photo a-t-elle contribué à l’envol des prix ?
En Europe oui, avec certitude. Cette foire a rassemblé des galeries de tous les horizons pour la première fois. Certaines galeries de photographies étaient présentes à Art Basel ou bien à Art Cologne mais seulement de manière ponctuelle. Paris Photo a initié quelque chose sans précédent, c’est son grand mérite.
Vous parlez de séries de vingt ou trente exemplaires. Or progressivement ce nombre va diminuer et les tirages vont être de plus en plus limités. Comment se définit la rareté dans un marché d’objets à priori reproductibles à l’infini ?
Pour définir un prix d’estimation en vente aux enchères, il faut prendre en compte la qualité du tirage, la date, la provenance, l’état de conservation et la notoriété du photographe. Parfois il suffit de retourner le tirage pour trouver un tas d’informations utiles concernant la provenance ou la signature. Par exemple des différences peuvent être considérables entre des tirages d’époque, des tirages postérieurs ou des tirages posthumes. Dans le cas de Man Ray, un tirage d’époque peut valoir 500 000 euros, alors que la même image tirée plus tard vaudra peut-être un dixième de cette valeur.
Enfin l’histoire personnelle de l’objet est essentielle. Si un photogramme issu de la collection de Jean Cocteau se présente, la valeur de l’objet va augmenter du fait de son histoire et de sa provenance.
Si une œuvre est vendue à plusieurs reprises dans une décennie, pourrait-elle perdre de sa valeur ?
Pas nécessairement. Tout dépend de la cote de l’artiste et de sa représentation dans les institutions. Par exemple, si vous achetez une photographie de Man Ray et que peu de temps après le MoMA organise une rétrospective, le tirage peut prendre de la valeur. Pour les photographies contemporaines, les prix peuvent évoluer encore plus vite surtout si elles connaissent un succès médiatique. Si une série d’un photographe contemporain se vend à un prix important dans une galerie à Paris Photo, l’année suivante la photographie peut se revendre le multiple du prix dans une vente aux enchères.
Faites-vous référence aux photographes de l’école de Düsseldorf ?
L’École de Düsseldorf est un bon exemple. Certaines œuvres ont augmenté de valeur en très peu de temps ce qui a constitué un tournant dans la vente des tirages contemporains. Certaines photographies d’Andreas Gursky, notamment Rhein II (1999) qui est vendue pour 4.340.000 $ à New York en 2011, ou encore certaines images de la série des Musées de Thomas Struth font partie des photographies les plus chères au monde.
À partir du moment où le fichier numérique même original peut être dupliqué, comment reconnaître un tirage original d’un faux?
Dans la mesure où vous pouvez reproduire un tirage des années 1920 et l’imprimer sur un papier ancien, tout est a priori possible en photographie puisque c’est un médium reproductible. Ce qui est important pour le collectionneur, c’est de connaître l’origine et la nature de l’objet.
Quelle est la place du département de photographie au sein de « l’usine » Sotheby’s ?
La photographie est un petit marché. C’est un médium très populaire mais peu lucratif en comparaison à d’autres départements. Par exemple, on considère qu’une vente aux enchères de photographie est réussie si elle atteint les deux millions d’euros. Ce même résultat équivaut à un petit carré d’un tableau de Manet ou à une infime partie d’un tableau de Picasso.
Existe-t-il de la concurrence au sein même de Sotheby’s ? Par exemple une photographie de Cindy Sherman sera-t-elle placée dans une vente par le département de photographie ou bien par le département d’art contemporain ?
Il existe une concurrence parfois importante entre les départements. Par exemple, une photographie estimée à 20 000 euros dans une vente d’art contemporain ne représente pas grand-chose pour la vente, alors que dans une vente de photographie, c’est un objet important. In fine, l’objectif est de vendre de la manière la plus avantageuse pour le client et cela se fait au cas par cas.
Une étude vient d’être faite par Larry’s List et montre que le profil des collectionneurs diffère selon les pays et continents. Par exemple, en Chine, les collectionneurs sont beaucoup plus jeunes qu’en Europe. Est-ce que les profils sont en constante évolution selon vous ? Si oui, comment faites-vous pour vous y adapter et conserver des liens privilégiés ?
Il existe deux catégories principales de collectionneurs. D’une part, des collectionneurs qui sont intéressés par la photographie ancienne et moderne, qui achètent des objets uniques et rares, avec une provenance particulière, souvent à des prix très élevés. D’autre part, il existe des collectionneurs, en général plus jeunes, qui achètent du contemporain, mélangent les médias et connaissent parfaitement les lois du marché contemporain.
Quels rapports entretenez-vous avec les collectionneurs?
En tant qu’expert, il faut bien connaître le marché, les objets et également ses clients et leurs goûts. On entretient des relations parfois amicales avec les meilleurs clients, on les conseille et suit leurs achats parfois en dehors du cadre des ventes.
Qui est à l’initiative des ventes aux enchères chez Sotheby’s et comment s’orchestre une vente?
Les ventes s’organisent autour d’un calendrier avec des ventes tous les six mois, une au printemps autour de Photo London et l’autre pendant Paris Photo. Dans les périodes de foires, le public des amateurs et collectionneurs est déjà sur place. Les intéressés sont donc plus attentifs aux offres des galeries et des ventes aux enchères. Autre cas de figure, Sotheby’s peut organiser une vente issue d’une collection privée à n’importe quel moment de l’année.
Comment procédez-vous à l’expertise et aux attributions de certaines photographies sans auteur?
S’il y a le moindre doute, il est préférable de mentionner « photographe anonyme » et de donner des précisions sur l’éventuelle attribution dans le texte qui accompagne l’œuvre. Parfois les clients détectent une anomalie et le signalent. Dans ces cas-là, les informations sont rectifiées dans le catalogue par une « sale room notice » publiée en ligne. Au moment de la vente le commissaire-priseur doit l’annoncer avant que le lot soit ouvert pour les enchères.
Quel est l’impact de l’introduction des ventes aux enchères en ligne ?
Les ventes en ligne ne fonctionnent pas bien avec tous les tirages. Pour les photographies rares et uniques comme par exemple avec des tirages vintage de Man Ray, les ventes en ligne ne sont pas idéales car les collectionneurs préfèrent voir les photographies. De la même manière si vous voulez acheter une voiture vintage Bugatti de 1927 en ligne, vous allez souhaiter la voir avant de l’acheter et vous allez vous intéresser à l’objet. En ligne il peut aussi y avoir des surprises, des défauts que l’on voit seulement chez soi. Quoi qu’il en soit, malgré les évolutions, je ne pense pas que les ventes en ligne vont finir par dominer le monde des ventes aux enchères. Car le désir de voir l’objet et de l’expertiser soi-même va perdurer.
Voudriez-vous nous parler de votre décision d’intégrer l’agence Magnum Photos au poste de directrice monde des ventes des tirages ?
C’était une décision très personnelle. Après avoir travaillé pendant vingt ans dans le milieu des ventes aux enchères, l’agence Magnum Photos m’a proposé de développer les stratégies de vente des tirages. Je vais m’occuper des tirages contemporains, à la manière d’une galeriste et je vais gérer la collection et la succession des photographies d’époque du fonds Magnum.
Quels sont vos futurs projets chez Magnum Photos ? Allez-vous vendre au sein de l’agence ou ouvrir un nouveau lieu ?
Magnum avait une galerie dans le 6e arrondissement à Paris qui fermé ses portes récemment. Pour le moment il n’y a pas à proprement parler un espace de vente mais nous sommes en train de créer cet espace au sein de l’agence située dans le 18e arrondissement de Paris. C’est un bâtiment industriel qui a un fort potentiel. C’est là que nous allons organiser les expositions, les vernissages, les signatures de livres et plein d’autres choses. Il va y avoir une nouvelle vie pour Magnum très prochainement.
Quelle est votre posture par rapport au fait que les images de la presse qui sont initialement des instruments de lecture et de travail se retrouvent sur le marché de l’art ?
Le marché de la photographie de reportage est un marché difficile, relativement peu collectionné. La vente des images initialement destinées pour la presse est confrontée à la question des droits d’auteur. Tous les tirages ne peuvent être vendus car un tirage de presse appartient au photographe.
Il existe toutefois des collectionneurs qui s’intéressent à la partie narrative et historique de ces images car c’est une partie très importante de la production photographique. Par exemple, des tirages de presse des années 1920 d’André Kertesz se vendent à des prix très élevés car ce sont des tirages d’époque et ils comportent parfois des tampons d’une agence de presse au dos. La question qui se pose est la suivante : doit-on vendre les tirages d’époque ou bien les tirages postérieurs ou posthumes pour ne pas toucher aux archives ? Pour le moment rien n’est très clairement défini. Les ventes se font au cas par cas avec l’avis du photographe ou des héritiers. Chez Magnum, si vous achetez un tirage de presse vous aurez la possibilité de demander des renseignements aux experts et l’agence délivrera un certificat d’authenticité.
Que pensez-vous des nouveaux acteurs comme Yellow Korner ?
Pour le marché dit « classique », la notion d’authenticité et de rareté prime. Donc une photographie qui est reproduite un grand nombre de fois a évidemment moins de valeur pour les collectionneurs. Le marché créé par Yellow Korner ou Lumas est non négligeable. Je trouve que le concept est intéressant. Personnellement, je préférerais acheter une photographie d’un jeune photographe dans une édition restreinte plutôt qu’un tirage d’un photographe connu dans une édition de cinquante ou cent chez Yellow Korner. Il faut surtout garder en tête que c’est un marché distinct de celui des galeries et ventes aux enchères. Ces nouveaux acteurs ne font pas réellement partie du marché de la photographie, c’est un marché qui pourrait être qualifié de « décoratif », qui s’apparente plutôt au marché des affiches et des posters.
À ce stade de votre carrière, éprouvez-vous déjà des regrets ?
Oui. Le seul regret que j’ai eu, c’est de ne pas avoir eu le temps de terminer la thèse que j’ai entamée il y a très longtemps sur le daguerréotype allemand. J’ai eu une formation académique et j’aurais aimé achever ma thèse afin de pouvoir être appelée Docteur Klein, et malheureusement cela ne s’est pas encore réalisé !
Est-ce que vous nous conseilleriez de devenir collectionneur ?
Oui ! Que vous soyez amateur ou collectionneur sérieux, la photographie est un monde très enrichissant. Pour démarrer votre propre collection, je vous conseille de songer à un genre, comme le portrait ou bien à une époque ou encore à un thème comme la « street photography ». Il vous suffit de passer une journée à Paris Photo pour comprendre que c’est un milieu fascinant.