Simon Bocanegra (1949-2011) était un portraitiste et un photographe de la nuit de grand talent. Son mode opératoire toujours identique : un bras levé vers le ciel avec son flash et son Nikon. Amateur de scandales, de beautés androgynes et de personnes âgées il était aussi le témoin visuel de ses amis et d’un monde underground. Une exposition à Paris lui rend hommage.
C’est au Royal lieu, au cœur de la nuit et des années 1980, que j’eus l’heur de rencontrer Simon Bocanegra. Ce soir-là, notre DJ improvisé mixait ses vieux vinyles en ayant pour mission de ressusciter ce haut lieu de la nuit. À la fin de la soirée, un inconnu me poussa littéralement vers la sortie en me disant à l’oreille : « Ne t’inquiète pas, j’ai l’habitude des foules. » En moins de quelques secondes, il me plaqua contre le mur aux côtés de mon Commandeur Exquis. Simon, tout en nous intimant l’ordre de ne pas bouger, dégaina son Nikon et son flash et en un centième de seconde cibla le lieu même de notre relation.
Cette photo révélée exerce sur moi une fascination du même ordre que le portrait de la marquise Casati par Man Ray. Quand elle vit son image complètement floue, elle y discerna très nettement le reflet de son âme. Les circonstances de notre rencontre reflètent fidèlement son mode opératoire qui peut laisser au modèle le sentiment d’une « passe-photo » au sens furtif, efficace, rodé, dénué d’état d’âme et entièrement assumé.
A l’époque, Simon Bocanegra ne réalise jamais plus de trois clichés : le premier, c’est le déclic, le second, on rectifie un mouvement ou un détail, le troisième, si besoin est, optimise le hasard objectif. Si, de ces trois poses, la photo ne jaillit pas, l’insistance laborieuse à grand renfort de pellicules sera vaine. L’urgence et l’intensité de l’instant sont primordiales pour fixer, intacte, la force vive du regard. Ces photos sont prises sur le vif dans l’essor de la nuit ou dans l’effervescence des backstages où, investi de cette légitimité qui lui tient lieu de passeport, il est capable de détourner un mannequin trente secondes avant son passage sur le podium en lui disant : « Regarde-moi. Vas-y, joue le jeu. Je veux le nectar de ton toi », ou encore « Pendant une seconde, sois le maître du monde. »
Ce climat d’impériosité est quasiment inhérent à la montée en puissance de son désir et c’est dans l’euphorie de la fête, l’ivresse de la boisson, la marginalité des lieux parallèles et le maelström de la nuit qu’il trouvera ses marques et ce regard crucial qui balaiera toute indécision. Si l’atmosphère est trop calme ou trop convenue à son goût, il n’hésitera pas à créer le scandale, tant il est vrai que le danger est infiniment plus propice à son inspiration qu’un studio bien réglé assorti d’un bataillon d’assistants.
À y regarder de plus près, chez lui, le scandale est une notion plus intrinsèque et profonde qu’un simple désordre de circonstances car il y a en lui une colère omniprésente blottie au creux de ses entrailles qui pourrait s’apparenter à cette colère immanente chez Duras. Il suffira d’une goutte d’eau pour que la colère vire au scandale — le scandale de la vérité. À ce stade précis, on entre véritablement dans son argument et sa quête incessante, celle de « la vérité des masques ».
De nombreux photographes (Boubat, Doisneau, Cartier-Bresson…) revendiquent le naturel comme une nécessité absolue pour atteindre le lieu sensible du sujet. Simon Bocanegra fait le trajet opposé en tentant de percer la vérité de chacun à travers la sophistication extrême des apparences. Cette démarche s’inscrit comme le prolongement d’une phrase d’Oscar Wilde : « Seuls les gens superficiels ne jugent pas sur les apparences. »
Outre la sophistication de la parure, on retiendra celle de l’identité des genres comme ultime artifice. En effet, l’ambiguïté de la reconnaissance des sexes a de quoi nous confondre. Transsexuelle, travesti, androgyne, drag queen, dandy, femme ou homme, le secret de chacun(e) sera préservé par l’évidence d’une déontologie esthétique. Bocanegra ose se fendre d’une toute autre clarté propre à nous troubler en nous révélant exclusivement un sexe élu et transcendé.
Cette galerie de portraits n’est faite que de créatures, qui pourraient toutes adhérer à cette déclaration du dandy absolu, Beau Brummell : « It’s my folly, the making of me. »
Le regard est le véritable point d’orgue de toutes ces images. Que de choses contenues dans la densité du regard : détermination extrême, incroyable pénétration, somptueuse impertinence, pouvoir de dédain, élégance viscérale. Toutes ces facettes se cristallisent en une seule et même contenance — la fierté d’être. Car c’est précisément cette richesse-là, plus édifiante que la fortune, qui nous éclabousse et nous tient à respect face à ces icônes. Cette fierté d’être tient lieu de régime d’arrogance ; que l’on vienne du Bronx ou de Beverly Hills, que l’on soit star ou illustre inconnu, que l’on soit Apollon boy ou d’un âge vénérable, force est de reconnaître que par cet insigne dénominateur commun, tout le monde affiche le même standing.
Je me souviens de l’exposition de photographies de Simon Bocanegra à la galerie Serge Aboukrat place de Furstenberg intitulée Portraits de nuit. Certains portraits, comme celui de Madeleine Castaing, ont été pris de toute évidence durant la journée, ce qui nous amène au corollaire suivant : la nuit, en ce qui le concerne, n’est pas un état temporel mais plutôt une adhésion mentale, une opposition forcenée, une individualité exaltée, un panache, une sympathie pour la marge et un goût du clandestin. A ce titre et à nul titre pareil, ce sentiment d’appartenance fait de la nuit un club très privé et cosmopolite. Cette empreinte mentale est un code de reconnaissance, véritable passeport de la nuit dont sont dotées toutes les personnes représentées dans cette galerie de portraits.
Qu’il s’agisse de prises de vue de jour ou de nuit, la lumière restituée est la même : incandescente, éclaboussante, surréelle et d’une intensité décuplée à l’instar de son regard. Ses portraits sont en couleur. « Le noir et blanc, trop facile, la couleur, c’est ingrat » dit-il. Les fonds s’atténuent et s’homogénéisent au profit du modèle et le point se fait très précisément sur la pupille qui devient une cible à proprement parler. Sa prise de vue relève de la concentration et de la précision du tir à l’arc.
Son état de résolution extrême lui permet d’établir d’emblée une relation de complicité avec son modèle. En quelques secondes, il parvient à obtenir une adhésion totale. Même derrière les lunettes noires de Paloma et d’Éliane, on perçoit la détermination du regard et le consentement.
Face à une telle démesure, l’on se doute bien que son propos n’est pas seulement d’obtenir un portrait lisse et académique. Que veut-il au juste ? Capturer une seconde d’éternité, rien de moins.
Dans Jeu et théorie du duende, Federico García Lorca nous explique que « Le duende n’est pas dans la gorge ; le duende remonte par-dedans, depuis la plante des pieds. » À propos de Simon, son duende vient du ventre. Picasso, qui ne pouvait cacher son admiration pour Matisse disait de lui : « Il a un soleil dans le ventre ». Qu’il me soit permis de détourner allègrement ce compliment si bien rédigé en faveur de Simon Bocanegra.
Jacqueline Germé
Jacqueline Germé est écrivaine. Elle vit et travaille à Paris.
Simon Bocanegra
Du 18 octobre au 15 novembre 2017
Galerie du passage
20/26 galerie Véro-Dodat
75001 Paris
France