Shomei Tomatsu (1930-2012) était la figure de la photographie de l’après-guerre. Ses séries Nagasaki et Scars sont dans tous les grands musées du monde. Il est mort le 14 décembre, a-t-on appris, lundi, au Japon.
Le père de la photographie japonaise, la légende de l’image bardée de récompenses internationales, l’auteur d’innombrables publications (déjà 17 livres dans sa bibliographie choisie) et le Japonais au travail accusateur couronné par une rétrospective au San Francisco Museum of Modern Art (Shomei Tomatsu: Skin of a Nation en 2004) n’est plus, a-t-on appris, lundi, de source japonaise. Né Teruaki Tomatsu en 1930 à Nagoya, Shomei Tomatsu s’est éteint le 14 décembre dernier à Naha, près d’Okinawa, où il s’était installé ces dernières années. Intimité oblige, la nouvelle est restée confidentielle en cette veille des fêtes, période très privée au Japon et trêve à l’activité complètement suspendue, grands musées et ateliers des artistes stars comme Takashi Murakami y compris. Figure vénérée du Japon de l’Après-guerre, ce photographe de Hiroshima et Nagasaki, dix ans après la bombe, était un pacifiste convaincu, un philosophe en retrait et un homme discret, économe de ses mots et de ses émotions publiques.
Maître soyeux du noir et blanc
Shomei Tomatsu résuma le drame nucléaire et la fin du monde en une bouteille fondue et solarisée, traînant comme un cadavre extraterrestre sur les ruines de la ville atomisée. Ou par un visage de femme, vu de trois-quarts, sillonné de cicatrices terribles d’après la fusion nucléaire, souvenir d’une beauté effacée cruellement (Christian with Keloidal Scars, 1961, dans les collections du MoMA à New York). Par son regard délicat mais explicite, tout en «understatements» et en compositions décalées, ce maître soyeux du noir et blanc est devenu le symbole même de la modernité. Ainsi a-t-il inspiré les artistes de l’objectif nés dans son sillage, du bouillonnant Daido Moriyama (actuellement exposé à la Polka Galerie à Paris jusqu’au 12 janvier, et à la Tate Modern à Londres jusqu’au 20 janvier), à Yutaka Takanashi ou Nobuyoshi Araki, le diable du bondage photographique dont Taschen vient de sortir un livre en édition Collector.
Tomatsu avait commencé sa vie de façon assez académique en étudiant l’économie à l’université d’Aichi en 1954. Étudiant, il voit ses premières photos publiées dans les grands magazines japonais spécialisés. Il travaille d’abord comme photographe pour la maison d’édition Iawanami Shashin Bunko, y rencontre Nagano Shigeichi. En 1959, il crée, avec ses pairs Kiruji Kawada, Akira Sato, kira Tanno, Ikko Narahara et Eikoh Hosoe, l’agence photo Vivo qui va devenir l’épicentre de la photographie japonaise de l’après-guerre. La même année, il commence à photographier les bases américaines disséminées sur tout l’archipel japonais, comme les effets dévastateurs d’un typhon qui a détruit la maison maternelle. On lui passe commande d’un livre sur Nagasaki et la bombe qui mit fin à la guerre, aventure qu’il entreprend avec Domon Ken. Ce travail restera associé à son nom, tant par sa force que par sa pudeur. Dans les années 1960, il documente les mouvements de protestation étudiants au Japon et la nouvelle vie de bohème qui se crée alors à Shinjuku, à Tokyo.
De Nagasaki à Fukushima
Shomei Tomatsu est un artiste majeur car il a inventé des images», résume pour Le Figaro sa galeriste de Cologne, l’ardente Priska Pasquer. «Il a réussi à assembler la forme et le fond pour créer une certaine atmosphère, un esprit qui est comme le titre d’un thème musical et qui met en évidence un sujet, un questionnement. De ce fait, chaque photographie est une oeuvre d’art plutôt qu’un simple élément d’une série. Comme une borne qui délimite un territoire, un objet unique qui vous touche comme une comète tombée du ciel. Chaque photographie est inoubliable. Son travail restera dans nos esprits, nos âmes et nos coeurs éternellement», résume, depuis le Japon, cette proche de l’artiste. Au dernier Paris Photo en novembre au Grand Palais, les amateurs ont découvert grâce à elle son travail inédit en couleurs, abstrait et fulgurant comme cette tache d’encre rouge très «seventies» qui éclabousse un paysage urbain horizontal.
Le Figaro avait eu le privilège d’interviewer Shomei Tomatsu en avril 2011, au lendemain du drame de Fukushima. «Le 11 mars, j’étais à Okinawa, fort loin du Nord et de la catastrophe. J’ai regardé les images de ce désastre à la TV. Un peu. Je n’ai pas recherché l’avalanche d’images. La réalité est bien plus dure que les seules visions de ces villages engloutis. On ne peut pas traduire pareil drame en mots. Le fait qu’il y ait tant de victimes est en soi un tournant pour le Japon. La force de la nature, incroyable, rappelle à l’homme le grand dommage qu’il a exercé sur elle», nous confiait-il alors, en évitant toute dramatisation inutile. Il souligna: «Rien à voir avec Hiroshima et Nagasaki: c’était une bombe. À Nagasaki, j’avais vu et suivi toutes ces victimes de la bombe (série «Nagasaki» et «Scars»). Cette fois-ci, la radioactivité s’échappe de façon invisible, menaçant d’irradier les gens d’une autre façon, moins spectaculaire, plus lente. C’est la défaite de la science qui perd tout contrôle, la défaite de la civilisation qui a été trop vite, la mise en évidence de notre dépendance à l’égard de l’énergie nucléaire. Que faire? Il serait bien qu’on pense à se débarrasser de ces centrales, même si je n’ai pas de solution scientifique ou concrète de rechange. L’électricité nucléaire a d’abord été perçue comme une avancée de la civilisation. Le problème des découvertes scientifiques, c’est qu’elles sont sans limites.»
Valérie Duponchelle, grand Reporter au Figaro
Actuellement à la Galerie Priska Pasquer
Shomei Tomatsu
Jusqu’au 26 février 2013
Galerie Priska Pasquer
Albertusstr. 9-11
50667 Cologne
Allemagne
Du mardi au vendredi de 11h à 18h et la samedi de 11h à 14h. Et sur rendez-vous.