Sarah Tulloch : Objectimage, publié chez Daylight Books propose une approche poignante de la matérialité physique de la photographie, et la réinvente dans de nouvelles formes.
Vos premières séries Faultline et Cut Series ont été réalisées avec des photos de famille, auxquelles vous avez ensuite ajouté des cartes postales et plus tard, des journaux. Comment s’est déroulé ce processus, qui part d’un matériau intime pour arriver à un matériau public ?
Le processus s’est déroulé sur une période de trois à quatre ans. La progression était donc en réalité presque organique. J’ai d’abord travaillé avec des photographies personnelles dont j’ai hérité, mais assez vite, j’y ai ajouté des éléments qui venaient d’eBay ou de brocantes et qui représentaient ce genre ou cette activité qu’est l’album de photos de famille. Il est important de noter que dans ma propre collection familiale, de nombreuses personnes ou lieux m’étaient inconnus. J’ai donc classé beaucoup d’images en thèmes d’ordre général, comme « visites de jardins » ou « portraits avec un chien ». Ce passage du particulier au général m’a permis de travailler plus librement avec les photos en tant qu’objets et les thèmes qui leur sont associés, comme la mémoire ou la famille.
Comment choisissez vous les images avec lesquelles vous travaillez, qu’elles viennent de la collection de votre grand père, des brocantes ou des journaux ?
Le plus souvent, les images viennent de moi, de la collection de mon grand-père. Elles font naître une idée de série à laquelle je peux ajouter des éléments. Les choses se sont passées à l’inverse avec le Newspaper Heads, que j’ai choisi comme une banque d’images toujours disponibles et jetables, qui reflétaient un autre aspect du « quotidien ». Ces images m’intéressaient aussi parce qu’elles étaient déjà juxtaposées entre elles. Le collage est fertile, il tire même sa force de la juxtaposition. Or, dans les journaux, une page peut montrer une catastrophe naturelle ou une tragédie humaine et celle d’en face faire la publicité d’une voiture.
Avez-vous été influencée par la tradition du photomontage à message politique ?
Oui, mais pas exclusivement. Je suis simplement enthousiasmée par la forme et par le renouvellement du point de vue sur les images. J’adore par exemple l’œuvre de Hannah Höch, mais je suis aussi admirative de sa virtuosité à trouver des images que de ses messages. Je suis d’accord avec John Stezaker : je ne considère pas les images comme interchangeables avec des morceaux de discours, mais fatalement, lorsqu’on utilise des images de journaux, l’oeuvre devient plus politique.
Comment articulez-vous méthode et hasard dans votre travail ?
J’accueille les deux. Comme je le disais dans mes réponses aux questions précédentes, j’essaie parfois de garder une tension entre certains éléments considérés comme opposés. Pour ce qui concerne la méthode et le hasard, la tension se situe entre le choix et l’objectif et le fait de laisser le hasard jouer son rôle dans cette sélection ou cette manipulation du matériau. Le jeu est une notion importante : il libère l’imagination et permet d’associer l’image et les qualités de l’objet, ce qui compte beaucoup dans le fonctionnement du travail. Le philosophe français Jacques Rancière évoque l’image esthétique comme étant à la fois un un moyen de chiffrer l’histoire et de l’interrompre. Je pense que cette idée est sous-jacente dans ma façon de couper, de changer ou de perturber le sujet principal par mes interventions matérielles ou structurelles. Avec Cut Séries et plus tard Postcards, la méthode consistait aussi à trier et trouver des points communs, alors que les photos me parvenaient sans que je les cherche et que je choisissais d’y réagir. Avec Newspaper Heads, le hasard et la méthode se mêlent dans la structure imposée, qui consiste à prendre un journal quotidien pour faire naître une oeuvre à partir de ce montage d’images déjà existant.
Entretien par Myrtille Beauvert
Myrtille Beauvert est consultante en photographie. Elle vit et travaille à New York, aux Etats-Unis.
Sarah Tulloch, Objectimage
Publié par Daylight Books
45$