Les éditions Delpire publient un magnifique livre consacré à la carrière du célèbre éditeur Robert Delpire et à ses relations avec ses contributeurs. Nous vous proposons une sélection de textes écrits par lui-même.
Cette œuvre-là, je la connais, j’ai vu les toutes premières photos qui disaient le charme de la découverte, l’émerveillement devant la magie du procédé. Tout est possible ou presque. J’ai vu Ingrid, Suzanne, interminablement, attendre un homme, attendre une lettre ou la fin du jour. J’ai vu les tulipes jaillir du plancher, j’ai vu la femme ouverte comme un papillon, la femme cousue comme une robe, la robe trembler comme une femme. J’ai vu l’enfant donner la main au singe et offrir le thé au chat.
Oui, cette œuvre-là, je l’ai vue se faire. J’ai vu la naïveté se transformer en savoir-faire, s’affirmer, se diversifier, se mûrir sans jamais chasser l’inquiétude. C’est le privilège du quotidien partagé que d’être sur la crête des enthousiasmes, que d’être au cœur des angoisses, de voir comment on donne un visage aux chimères et comme est désespérante la quête de la beauté.
Oui, une œuvre, un mélange d’intuition, de rigueur et d’obstination. Un esprit qui vagabonde, une imagination sans frein ni repos. Non pas un refus mais une totale inaptitude à la compromission.
Un talent, qu’on lui reconnaît partout dans le monde. Image fixe ou en mouvement, la même attention au cadre et à la lumière, à la séquence et à la musique, la même façon de prendre garde à la douceur des choses, comme si Fauré, pour elle, avait écrit sa Ballade.
Une carrière, sans équivoque ni faux-semblants. Mais au moment de la reconnaissance, à l’instant des diplômes, des médailles et des trophées de toutes sortes, elle prend soudain conscience qu’elle n’est pas tenue de refaire le monde, à façon et de sa façon, qu’elle peut regarder son jardin sous la neige, qu’elle peut ouvrir la porte du studio et voir sans inventer. Elle se met à rêver les arbres comme elle a rêvé les hommes, elle prend des chemins qui ne mènent qu’à elle, elle accroche des étoiles dans un ciel de pluie et les champs qu’elle parcourt accueillent un étrange bestiaire. Car elle comprend vite qu’elle peut ne pas montrer ce qu’elle voit, qu’elle peut raconter ce qu’elle pourrait voir, qu’elle peut prendre ses aises avec la réalité, comme elle a toujours fait.
Naissent alors des images qu’on n’attendait pas. Elle qui a tant joué sur l’évanescence des formes et sur l’incertitude des lignes, sur le vacillement du temps et des lumières, elle prend plaisir à forcer le trait, à marquer les contours, à saturer les couleurs.
Mais il y aura toujours dans ses photographies une délicatesse qui n’est qu’à elle. Il n’y aura ni mièvrerie ni complaisance dans ce regard qu’elle pose sur les femmes. Et elle sera toujours éblouie qu’un oiseau vienne, du fond des mers et jusqu’à la fin des temps, regarder son œil bleu et lui montrer ses plumes.
Robert Delpire
Robert Delpire est éditeur, directeur artistique, commissaire d’expositions et le fondateur de la maison d’édition éponyme. Il vit et travaille à Paris.
C’est de voir qu’il s’agit…
Publié par les éditions Delpire
35 €