Une mention spéciale au Prix Nuits Photographiques 2015 a été remis à Romain Champalaune pour son sujet intitulé Samsung Galaxy sur l’extrême capitalisme en Corée par la société reconnue mondialement dans le domaine de l’électronique qui compte presque 80 filiales. Samsung est présent dans toutes les étapes de la vie des coréens : du berceau au tombeau. Nous vous proposons aujourd’hui de découvrir ce film primé et l’interview du photographe.
Samsung Galaxy / Romain Champalaune from Les Nuits Photographiques on Vimeo.
L’Oeil de la Photographie : Pouvez vous nous raconter la genèse du projet ?
Romain Champalaune : Dans nos sociétés, les grandes entreprises deviennent parfois plus puissantes que les États. Le corporatisme s’insinue dans tous les aspects de la vie quotidienne. Dans beaucoup de pays cela reste diffus mais en Corée du Sud, minuscule pays de 50 millions d’habitants, cela se manifeste de manière très visible. En voulant déconstruire les relations étroites qui existent entre les conglomérats (chaebols) et l’État coréen, j’ai choisi de me concentrer sur le plus important d’entre-eux : Samsung.
Ce thème avait déjà été abordé dans beaucoup d’essais et d’articles de presse, cependant la photographie n’avait jamais été utilisée comme partie intégrante de ces enquêtes. J’ai senti qu’il y avait un potentiel visuel sous-exploité.
Je me suis rendu une première fois en Corée du Sud en décembre 2013 pour y effectuer des repérages, mener des interviews. J’ai ainsi pu visiter le Samsung Medical Center, le parc d’attraction Samsung, j’ai pu rencontrer des employés de l’entreprise, ainsi que l’organisation défendant les travailleurs dans le domaine des semi-conducteurs. Ce premier voyage était très important pour bien mesurer les enjeux, me familiariser avec la culture coréenne, et mieux comprendre le fonctionnement de Samsung.
J’y suis retourné un seconde fois en 2014, cette fois-ci appuyé par le journal Le Monde. Deux choses m’ont animé : la description du paradoxe que représente cette forme extrême d’un capitalisme qui apporte prospérité à une nation entière, mais qui crée dans le même temps une dangereuse dépendance vis-à-vis d’une entité unique ; et le combat de ceux et celles qui se battent contre le géant, parfois en sacrifiant leurs vies, pour défendre les droits bafoués des travailleurs et pour que leurs maladies professionnelles soient reconnues.
ODLP : Avez vous eu des difficultés à réaliser ce reportage ?
R. C. : Cette problématique n’est pas nouvelle, il ne s’agissait nullement de révéler un quelconque scandale caché. Il s’agissait plutôt d’exploiter par l’image des éléments dont nous avions déjà connaissance, et dont l’accumulation, la juxtaposition, le recoupement, permettent de voir différemment. Pour cela j’ai adopté la posture de n’importe quel quidam coréen qui se promènerait un peu dans son pays. Comme j’étais en retrait je n’ai subi aucune pression, ni censure. Je ne suis en rentré en contact qu’une seule fois avec Samsung — pour visiter un centre de sport — mais les photos n’étaient pas assez bonnes et je ne les ai pas utilisées.
Je me montrais aux procès, aux audiences où l’entreprise négociait avec les victimes de leucémies, comme n’importe quel autre journaliste coréen. Je discutais sans problème du projet avec le service communication.
Je suis trop petit pour eux. Ce n’est certainement pas ce reportage qui va les ébranler.
ODLP : Pouvez-vous nous expliquer le choix de dénoncer la force extrême de ce capitalisme au travers d’un témoignage « positif » d’une jeune femme coréenne ?
R. C. : Le film que j’ai réalisé est structuré par la voix d’une employée Samsung imaginaire énumérant les différents domaines dans lesquels le groupe est présent. De cet inventaire à la Perrec découle une forme de comique de répétition, jusqu’à l’absurde et jusqu’à la nausée. Mais cela traduit une certaine réalité en Corée. Samsung est révéré autant que détesté. 200.000 personnes passent chaque année le SSAT, le concours d’entrée pour intégrer le groupe. Travailler pour Samsung c’est la garantie du meilleur salaire, du prestige, mais tout le monde est au courant des abus de l’entreprise. Notamment au niveau des amplitudes horaires. Mais il faut aussi rappeler que la Corée est un petit pays en mal de reconnaissance, coincé entre deux grandes puissantes (la Chine et le Japon), et le fait que Samsung soit une entreprise mondialement connu représente une immense fierté. C’est tout cette ambivalence que j’ai voulu faire transparaître dans le film.
ODLP : Pensez-vous que le format du film photographique donne une force et une résonance particulière à votre sujet ?
R. C. : J’ai rencontré principalement des femmes durant mon enquête. Des femmes fortes et courageuses — dans cette société coréenne si machiste et patriarcale. Des étudiantes, des employées, des anciennes employées, des victimes, des proches de victimes, etc. La narratrice du film fait figure de « synthèse » de toutes ces femmes rencontrées. Ce recours à du matériel biographique avec une distance fictionnelle et sociologique permet de parvenir à une forme de représentativité plus générale. La fiction sert à retranscrire une réalité, pour une plus grande identification, et finalement une meilleure réflexion. Je n’y serai pas parvenu sans le recours au film.
Le film photographique permet également d’intégrer deux composants essentiels : le langage et le rythme. La voix de la narratrice est calme, posée, la langue coréenne possède un rythme naturellement douce. Le film agit comme une berceuse qui endort le spectateur pour mieux lui asséner un coup. Au milieu du film s’opère alors une brutale rupture : le tragique, la mort fait son apparition. Les rires cessent.
Il s’agissait de créer un poème visuel macabre, froid dans son rendu esthétique mais percutant dans son impact.
FESTIVAL
5ème édition des Nuits Photographiques
Du 17 septembre au 12 décembre 2015
Soirées de projections : les 17, 18 et 19 septembre 2015
Pavillon Carré de Baudouin
121 Rue de Ménilmontant
75020 Paris
France
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