À l’occasion de la Saison de la Lituanie en France, l’Œil de la Photographie a rencontré l’autrice et commissaire d’exposition Sonia Voss, qui s’intéresse depuis plusieurs années à la scène photographique lituanienne et assure le commissariat de plusieurs événements cet automne.
Comment vous êtes-vous intéressée à la photographie lituanienne ?
Je suis arrivée à la photographie lituanienne par mon passé de cinéphile. Je viens du monde du cinéma où j’ai travaillé dans la production et le financement de films pendant plusieurs années. À mes débuts, une des figures cultes du cinéma d’auteur était Šarūnas Bartas. Lorsque je me suis lancée dans la photographie, j’ai développé un projet d’exposition autour de la pratique photographique que menait le réalisateur en marge de ses films, présentée en parallèle de sa rétrospective au Centre Pompidou, en 2016. Peu après, l’Institut Culturel Lituanien et l’ambassade de France m’on contactée pour me proposer de préparer une exposition du photographe Antanas Sutkus, maître de la photographie lituanienne. Le projet initial n’a finalement pu aboutir mais cela a marqué un tournant pour moi. J’ai gardé un lien avec le pay,s où j’ai été très bien accueillie dans les milieux artistiques, notamment par les femmes extrêmement engagées et dynamiques qui se trouvent à la tête des structures culturelles. J’ai aussi noué des liens avec des membres de l’Union des Photographes de Lituanie. Au fil des années, j’ai continué à découvrir et à me familiariser avec cette scène à travers des publications et des expositions, à Vilnius et à Kaunas, où j’ai été invitée à présenter mes propres projets.
Quels sont les traits distinctifs de la photographie lituanienne ?
La photographie lituanienne a une épaisseur historique fascinante, avec une tradition qui remonte à la fin du 19e siècle. Cependant, la singularité de la photographie lituanienne s’est surtout affirmée dans les années 1960 avec ce qu’on appelle l’« école lituanienne de photographie », parmi les représentants de laquelle on peut citer Antanas Sutkus ou Aleksandras Macijauskas. Leur photographie est une photographie humaniste, mais qui se distingue de celle d’autres pays par son attachement intense aux gens ordinaires et aux milieux ruraux. Dans le contexte politique soviétique, où le héros était une figure omniprésente de la propagande, s’intéresser à l’homme ou la femme de tous les jours, sans héroïser sa fonction sociale, représentait déjà un geste fort, quasi politique. Cette thématique de l’ordinaire s’exprime à travers des images très puissantes et expressives, empreintes d’une dimension psychologique et existentielle, mais toujours lumineuses.
Qu’en est-il de la génération suivante, dont vous disiez qu’elle fut finalement votre porte d’entrée vers la photographie lituanienne puisqu’elle fait écho aux grandes thématiques de la photographie est-allemande à laquelle vous vous êtes également intéressée ?
La génération suivante, qui apparaît à la fin des années 1970, s’est différenciée par un certain détachement vis à vis du contexte coercitif de l’époque, de la propagande et de la monotonie du quotidien. Cela a engendré chez les photographes des stratégies artistiques nouvelles, plus introverties pour certains, tandis que d’autres se sont orientés vers la mise en scène de soi, vers des images presque fictionnelles, parfois provocatrices. Je pense notamment à Violeta Bubelytė, qui s’est fait remarquer avec ses autoportraits nus et ses poses théâtrales ou encore Rimaldas Viksraitis, qui a gagné le Prix Découverte aux Rencontres d’Arles en 2019.
Ces deux générations constituent les deux grandes parties de l’exposition « The Forms of Things, The Forms of Skulls, Forms of Love » que vous préparez pour Paris Photo. Celle-ci réunira plus de cent tirages issus de deux fonds importants, celui de la Bibliothèque nationale de France dont nous retraçons l’histoire dans un autre article et celui du Centre Pompidou, issu d’un large projet d’acquisition. Pourriez-vous nous dire quelques mots sur la collection du Centre Pompidou ?
Florian Ebner et Julie Jones, conservateurs au Cabinet de la photographie du Centre Pompidou, se sont rendus en Lituanie en 2023 et 2024, à la faveur des préparatifs de la Saison de la Lituanie en France. Ils ont été très impressionnés par les rencontres qu’ils ont faites et les œuvres qui leur ont été présentées au cours de ces deux voyages de recherche. Il se trouve que la photographie lituanienne est pour ainsi dire absente des collections du Centre Pompidou – exceptions faites de Moï Ver et Izis, qui sont cependant des cas particuliers puisque, nés en Lituanie, ils ont tous deux émigré. Par souci de complémentarité avec les autres collections nationales – en l’occurrence, celle de la BnF –, ils se sont naturellement concentrés sur la génération qui a suivi celle de l’école lituanienne de photographie, pour s’intéresser aux jeunes « rebelles » qu’étaient en leur temps Bubelytė et Šeškus, dont nous avons déjà parlé, mais aussi à d’autres artistes comme Gintautas Trimakas ou Algirdas Šeškus.
Vous complétez l’exposition de Paris Photo par des tirages de la collection de l’Union des Photographes de Lituanie ainsi que par quelques propositions contemporaines. Parlez-nous de cette scène.
Après la chute de l’URSS, et plus particulièrement après l’adhésion de la Lituanie à l’Union Européenne en 2004, beaucoup d’artistes lituaniens sont partis à l’étranger pour étudier ou travailler, notamment à Londres, à Vienne ou aux États-Unis. Il est donc difficile de parler de scène dans le sens traditionnel du terme. Néanmoins, ces artistes forment une diaspora qui reste très connectée à l’histoire douloureuse du pays, profondément marqué par les occupations successives qu’il a subies. La plupart des familles en Lituanie ont vécu un traumatisme lié à l’histoire du pays et les jeunes générations sont très concernées par cela. Mais ce n’est pas leur seul ressort. Parmi les artistes contemporains, certains se penchent sur des questions environnementales ou liées au corps, tandis que d’autres travaillent sur la mémoire collective ou plus spécifiquement sur l’histoire de leur photographie. Il y a une continuité entre le passé et le présent que je cherche à montrer à travers cette exposition.
J’aimerais conclure avec une autre exposition dont vous assurez le commissariat, qui a lieu à l’Hôtel La Louisianne dans le cadre du festival PhotoSaintGermain. Elle est consacrée à Antanas Sutkus et fait le lien avec le quartier de Saint-Germain-des-Prés, en se concentrant sur un moment très spécifique de la carrière du photographe : sa rencontre avec Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir.
Antanas Sutkus était encore un jeune photographe lorsqu’a eu lieu en 1965 un grand événement pour le monde culturel lituanien : la visite de Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir. Une délégation d’écrivains a été désignée pour accompagner le couple dans ses déplacements. Antanas Sutkus s’est retrouvé parmi eux. Leur itinéraire les a amenés à Nida, sur l’isthme de Courlande, où Sutkus a pris une photographie désormais célèbre de Sartre, avançant, pensif, sur les dunes de sable, penché contre le vent. Ce cliché a longtemps été attribué à Cartier-Bresson et Sutkus a dû envoyer son négatif à l’agence parisienne qui l’avait publié pour prouver qu’il en était l’auteur. Ce portrait est devenu célèbre, il a d’ailleurs fait la une de Libération à la mort du philosophe. Ce que l’on sait moins, c’est qu’à l’origine, Simone de Beauvoir se trouvait sur cette photographie, qui a été recadrée pour se concentrer sur Sartre. L’exposition montre 12 tirages de cette série. Elle permet de faire connaître ce très beau travail et de redonner à voir la présence de Simone de Beauvoir. Elle est d’ailleurs présentée dans une salle appelée « Espace Simone ».
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