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Romeo Martinez–Le devoir de mémoire

Qu’elle ne fut pas ma surprise dans l’annonce de la sortie de Camera, de ne voir mentionner nulle part Romeo Martinez. Il fut le rédacteur en chef mythique de cette revue de 1955 à 1967, il fut aussi mon mentor photographique, mon père photographique plus exactement. Quelques semaines après sa mort en 1991, j’ai écrit cet article pour Le Monde, je me permets de le republier aujourd’hui. Que les éditeurs de cette nouvelle revue soit remerciés, ils m’ont rappelés l’importance du devoir de mémoire et de la vérité historique.

« Il n’y a que les crétins qui parlent d’Atget sans jamais mentionner l’importance des prostituées dans son oeuvre. Sans elles, ses photos sont incompréhensibles. » C’était en 1972, au 21 de la rue de Seine. Ma première rencontre avec Romeo Martinez. Je faisais partie de ces imbéciles ignorants qu’il décrivait. Cela me valut une mise en quarantaine de six ans.

En 1978, le contact fut renoué. Nous prîmes l’habitude de déjeuner régulièrement ensemble. Le début d’une amitié de douze ans et, pour ma part, l’une des plus grandes admirations que j’ai portées à l’un de mes contemporains. J’avais compris la leçon : je me taisais, j’écoutais, j’évitais la moindre connerie qui déclencherait inévitablement une colère homérique et me vaudrait une nouvelle répudiation.

Romeo est très vite devenu mon « papa photographique ». Ce que je découvrais en même temps, c’est qu’il était de tous les photographes, critiques, collectionneurs, picture editor, conservateurs de musées et autres spécialistes de l’image fixe, un personnage rare, chaleureux, plein d’humour et de tendresse qui nous apprenait à ne pas croire aux légendes et aux lieux communs, mais à nous forger par nous-mêmes notre propre jugement.

Pour Romeo, c’était facile : tout ce qui avait un nom, petit ou grand, dans la photographie depuis 1930, il le connaissait. Non pas intellectuellement, scolastiquement, par les livres ou par les magazines, mais réellement. Avec tous, il avait déjeuné, dîné, fumé d’énormes cigares, partagé joies et peines, espérances et échecs, jardins privés.

Dans son antre de la rue de Seine, tous avaient défilé : Henri Cartier-Bresson, Robert Doisneau, Eugene Smith, Robert Capa, Irving Penn, Manuel Alvarez Bravo, Jeanloup Sieff, Josef Koudelka, Marc Riboud, Bruce Davidson, Ernst Haas … Les Italiens, les Espagnols, les Turcs, les Anglais. Tous n’avalent qu’un rêve : gravir ces marches qui penchaient, tirer sur une clochette saugrenue et se frayer un chemin à travers des montagnes de livres où l’on découvrait au fond de la pièce, dans un nuage de fumée, le crâne chauve de Romeo avec ses grosses moustaches, l’oeil étincelant.

« Je n’ai jamais publié qui que ce soit sans l’avoir d’abord rencontré. Je voulais voir l’homme en premier, et ensuite seulement je pouvais me faire un jugement sur ses images.  » Les mythes, quand il les expliquait, c’était limpide, juste. Il est vrai que l’on ne comprend pas Robert Capa si l’on n’a pas écouté Romeo Martinez parler de ses femmes et de ses virées aux courses dans les années 40-50 pour payer (ou ne pas payer) les échéances hebdomadaires de l’agence Magnum. Vous ne savez rien d’Eugene Smith si Romeo ne vous a pas confié les paranoïas de sa vie quotidienne. Rien de Brodovitch sans aborder son autodestruction par l’alcool.

Témoin, Romeo était beaucoup plus que cela. Tour à tour complice, père, frère, banquier, confident et parfois surveillant général. A ce tableau, il manque une personne. Jacqueline, sa compagne depuis cinquante ans. Sans elle, il n’aurait pu survivre. Romeo n’avait aucun sens de l’argent, confondant jusqu’à la fin de sa vie nouveaux et anciens francs. Il n’avait aucun sens du bouclage : Caméra, la prestigieuse revue qu’il dirigea de 1955 à 1967, eut
une périodicité qui oscillait entre l’hebdomadaire et le trimestriel. Il n’avait aucun sens du temps. Il oubliait parfois de rentrer la nuit, et Jacqueline le retrouvait avec Doisneau au café en bas de chez lui.

Le personnage se prêtait à ce genre d’excès. Tout chez lui était démesure. La naissance d’abord, de père espagnol et de mère mexicaine, sur un cargo allemand à la limite des eaux territoriales grecques et turques un jour de 1911. Son arrivée à Paris, à la fin des années 20, quand sa famille est dépossédée de ses terres par la révolution mexicaine. Romeo se retrouve alors sans un sou et fait une foule de petits métiers. Son engagement
politique : proche des anarchistes, il milite activement puis participe à la guerre civile espagnole en tant que commissaire politique du POUM, qui sera ensuite anéanti par les communistes.

Ses passions et ses excès : le jeu bien sûr, les courses et le casino. Ce qui fait qu’il avait des amis inattendus comme l’Aga Khan et Django Reinhardt.

En 1985, à Arles, Romeo anima une extraordinaire soirée sur la photographie des années 30. Le contraire d’un cours magistral, une confession tendre fourmillant d’anecdotes. Peu de personnes furent sensibles, au Théâtre antique, à ce moment exceptionnel. En fait, il y en eut trois : le collectionneur américain Sam Wagstaff, le photographe Robert Mapplethorpe et Roger Thérond, le directeur de Paris-Match. Cinquante-cinq minutes de
temps suspendu et retrouvé sur l’époque sans doute la plus riche, innovatrice et créatrice de la photographie contemporaine. Tout cela recréé avec des mots simples qui traduisaient un gigantesque amour pour ces oubliés: Tabard, Munkacsi, Moholy-Nagy … Il s’éclipsa ensuite jusqu’à 5 heures du matin. On le retrouva sur un banc, expliquant Kertész par son avarice et son goût des femmes à un critique italien.

Plus personne ne nous parle de la photographie comme en parlait Romeo. Il est mort en novembre 1990, à soixante-dix-neuf ans. Nous sommes devenus orphelins. « Tu n’as rien compris à Henri Cartier-Bresson si tu n’étudies pas sa jeunesse. Sols plus rigoureux, fouille, réfléchis. Plus tu as du succès, plus tu dois douter. Sinon, tu feras des impasses sur plein de choses et tu deviendras mauvais. »
Vous nous manquez, Romeo.

Jean-Jacques Naudet

La bibliothèque de la Maison Européenne de la Photographie porte son nom car il donna à Jean-Luc Monterosso l’ensemble de ses livres vers la fin des années 80.

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