Cette exposition a été annulée, reportée ou ne peut être vue que sur rendez-vous : nous avons décidé de vous la montrer !
Le projet était à la fois simple et très ambitieux : résumer en 143 tirages une œuvre photographique – celle de notre père- qui s’était constituée sur plus de 60 ans.
C’est dans la malle aux trésors des tirages d’époque que nous avons opéré notre première sélection, ma sœur Annette et moi-même.
Le choix fut instinctif et rapide, dicté par l’évidence de rassembler les photographies essentielles et d’y associer des photographies moins connues qui témoigneraient de son phototropisme vers les beautés du quotidien le plus ordinaire.
L’histoire qui est apparue alors, composée de photographies de banlieue grise, d’usines, de petites boutiques, d’enfants solitaires ou rebelles, de la guerre/coté Résistance, d’un petit peuple parisien au travail ou à la fête, de quelques échappées vers la campagne française, de la rencontre fugitive d’artistes, de gens du spectacle, du monde de la mode, avait tout d’un récit autobiographique.
Sans l’avoir cherché nous avions raconté sa vie.
Je serais tentée – si nous en restions à cette première lecture directement biographique – de vous dire que la mince silhouette qui apparaît entre les rochers d’une plage de Bretagne est celle de ma mère, l’année de leur mariage.
« Les cheminées de l’Ile Seguin », une des premières photos qu’il prit des usines Renault où il venait d’être embauché en qualité de photographe. « Le repos du FFI » ? François Coke, jeune homme venu du Nord avec un groupe de FFI, qu’un camion avait déposé boulevard Saint Germain sans qu’il sache à quel endroit il se trouvait en ce jour d’Août 1944 où sa mission était de libérer Paris.
« L’ingénieur sur un gazomètre » ? C’est Maurice Baquet le merveilleux acteur-violoncelliste, grand ami de mon père qui lui servit si souvent de modèle.
« Le clairon du dimanche » ? celui de son ami Paty qui travaillait chez Kodak et habitait Antony en banlieue Sud où il avait un joli jardin.
« La famille du blanchisseur » prenait le frais à la fin de la journée du 14 juillet 1949, rue des Canettes quelques heures avant que ne s’envolent, presque au même endroit les danseurs de la « dernière valse du 14 juillet » …
Chaque photo, précisément légendée s’inscrit donc dans une réalité tangible.
Je pourrais vous en raconter l’histoire.
Et pourtant, en regardant le déroulé de notre sélection, un monde se dessine qui n’a plus rien à voir avec le réel, celui que nous avions partagé avec lui et le mystère qui s’installe alors est infiniment plus intéressant.
Tous les personnages présents sur les photos et que pour certains nous connaissions bien, s’en sont échappés avec leur poétique bien particulière, pour rejoindre un monde totalement imaginaire. « Le monde que j’essayais de montrer était un monde où je me serais senti bien, où les gens seraient aimables, où je trouverais la tendresse que je souhaite recevoir. Mes photos étaient comme une preuve que ce monde peut exister. » disait-il à Frank Horvat en 1990.
Et si nous acceptons de quitter les rives de la réalité pour dériver, comme il semble l’avoir fait lui-même, vers un univers de fiction, la lecture anecdotique des images perd son intérêt au profit d’une divagation plus universelle, au cours de laquelle chacun est libre d’apporter son histoire.
Il me semble que c’est ainsi, dans cet imaginaire partagé, qu’on a le plus de chance de le rencontrer.
Car ne nous y trompons pas, avec lui, nous sommes en plein jeu.
Mon père était un homme de spectacle, ses meilleurs amis étaient acteurs, musiciens, écrivains, il ne se sentait bien qu’avec les gens qui savent inventer le rêve, donner à voir, créer l’illusion.
S’il a, de façon quasi obsessionnelle accumulé les témoignages sur son environnement immédiat, son époque et ses contemporains, il se voulait avant tout faux témoin.
Pour lui le photographe ne devait pas être convoqué comme un témoin, pas plus qu’il ne devait prendre le contrôle autoritaire de son image.
C’est sans doute cette capacité qu’il avait de laisser en permanence la porte ouverte au hasard qui rend si troublante l’analyse de photographies dont la première lecture est apparemment si simple.
« C’est toujours à l’imparfait de l’objectif, disait Jacques Prévert, qu’il conjugue le verbe photographier »
Il conjuguait d’ailleurs le verbe photographier du matin au soir, la vie était rythmée par les prises de vues qui envahissaient l’appartement familial dont l’atelier était le cœur battant.
Les journées se déroulaient dans une odeur d’hyposulfite, rythmées par les sonneries des appels téléphoniques, le chuintement de l’obturateur du Rolleiflex, les émanations de chaleur de la glaceuse.
A la maison, la photographie régnait.
Elle était de commande d’abord. Prises de vues industrielles, publicitaires parfois, studio improvisé dans l’atelier pour réaliser les couvertures de revues, de livres. Il y apportait un soin scrupuleux, un esprit d’invention permanent, un goût du bricolage qui avait fait dire à Blaise Cendrars « vous travaillez comme un forain » quand il l’avait vu se servir de la doublure de sa veste en fond de décor d’une couverture de livre.
Il était alors en prise directe avec le réel.
Nature insoumise, il lui arrivait aussi de « voler du temps à ses employeurs« .
Ce qu’on appelle aujourd’hui son œuvre s’est construite ainsi, dans une succession d’instants de désobéissance, sans l’orgueil d’une intention artistique préconçue.
« Ma vie est télescopique. Il n’y avait pas de plan, une improvisation au jour le jour. Ce n’était pas intelligent du tout »
Ces instants-là, de totale liberté, moins nombreux mais d’une intensité essentielle, il les vivait en parfait rebelle. Refusant les règles établies, il ne s’est jamais plié aux modes graphiques, se démarquant de tout ce qu’il identifiait comme un système.
Il ne voulait pas brouiller l’émotion par un souci trop apparent de la composition.
Le fond devait, dans ses images, rester l’essentiel.
Lui qui avait été formé au métier du dessin, se disait plus directement inspiré par les écrivains que par les plasticiens.
Il était un conteur.
Son comportement artistique, qui se voulait plus instinctif qu’intellectuel, tournait le dos volontairement à toute sophistication formelle et laissait intervenir le hasard comme un acteur à part entière.
Il avait refusé l’image pictorialiste de la photographie officielle de ses débuts.
Il refusait l’exotisme, comme la photographie de reportage engagé, du témoignage brûlant qui lui semblait une mise en accusation brutale et parfois déclamatoire.
Cette succession de refus pourrait dénoncer une personnalité à angles vifs. Ce n’était pas le cas.
Sa bienveillance était connue de tous, le portrait qu’on dresse de lui le plus souvent est celui d’un homme aimable, plein d’humour et de fantaisie, dont la gentillesse et l’indulgence pour autrui auraient pu faire oublier la profondeur de la réflexion et l’irréductible esprit d’indépendance.
Le décalage apparent entre l’exigence dont il faisait preuve dans sa pratique de photographe et le laxisme bienveillant face aux utilisations de ses images à l’heure de son succès, a aussi une certaine logique.
Il ne détestait rien tant que l’autorité, avait un sens profond du dérisoire, privilégiait toujours la désobéissance.
Il ne se « laissait jamais faire » mais s’amusait à « regarder faire ».
Sa recherche essentielle était ailleurs, dans cette incessante captation des moments minuscules d’un monde qu’il observait avec acuité pour nous en restituer un reflet modifié. Il donnait vie à une fiction directement empruntée au réel, le faisait avec une grande économie de moyens, nous proposait un univers plus acceptable à travers des images choisies entre les nombreuses « propositions du hasard« .
S’il fut, à la fin de sa vie rattrapé par un succès qui le laissait stupéfait et ravi, il n’a pour autant jamais cédé à la vanité :
« … Pour moi, ce qui ne me quitte jamais, c’est mon côté ridicule ; je suis un petit bonhomme avec sa casquette enfoncée jusqu’aux oreilles quand il fait mauvais temps. »
D’une photo l’autre, l’œuvre s’étant constituée, il aurait pu s’accorder le bénéfice d’un moment de satisfaction. C’était sans compter sans son inadaptation totale à toute forme d’auto complaisance :
« Un centième de seconde par ci, un centième de seconde par là; mises bout à bout cela ne fait jamais, qu’une, deux, trois secondes chipées à l’éternité » ?
Aujourd’hui 450 000 négatifs nous livrent le témoignage de cette vie.
Faux témoignage, disait-il, et sans doute n’avait-il pas tort.
La photographie est l’art de l’illusion.
Qu’importe, partager un regard peut nous aider à supporter le réel.
A le ré enchanter parfois.
Qu’on y voit le constat d’une réalité mélancolique ou le témoignage d’une irrépressible joie de vivre est lié à notre propre histoire.
A chacun ses lunettes.
Je ne prétends pas avoir raison, la proximité familiale ne me donne aucun droit d’imposer une lecture à son œuvre dont je perçois pleinement la complexité, mais je l’ai vu toujours si soucieux de nous offrir une image supportable de nous-même, heureux lorsqu’il avait pu nous offrir un moment de grâce, d’amitié, de sourire dans ce miroir qu’il nous tendait, je ne peux m’empêcher, en regardant ces images que nous avons sélectionnées pour vous, de l’entendre nous dire, reprenant les mots de son ami Jacques Prévert :
« Il faudrait essayer d’être heureux, ne serait-ce que pour donner l’exemple » …
Francine Deroudille
« Un Certain Robert Doisneau »
Jusqu’au 21 juin, 2020
Palazzo Pallavicini
Via San Felice 24
40122, Bologna