Les éditions Delpire publient un magnifique livre consacré à la carrière du célèbre éditeur Robert Delpire et à ses relations avec ses contributeurs. Nous vous proposons une sélection de textes écrits par lui-même et renfermant anecdotes et petits secrets.
Jaillie du noir de la conscience une photographie naît. Le temps figé, commence une opération de routine, minutieuse, simple et complexe à la fois, qui mène de la fugacité d’un instant à la révélation d’une réalité. C’est l’adolescence de l’image. Fixée, jugée, préservée, conservée, multipliée, exposée, reproduite, la voilà mûre. Elle est une pièce au dossier de la mémoire d’un homme. Elle est un minuscule fragment du miroir de la société. Elle est constat ou rêve, rapport ou réquisitoire, elle peut chanter l’amour ou l’agonie du temps, elle peut cacher ou montrer, elle est nette jusqu’à l’hypocrisie, floue jusqu’à la vérité. Elle est l’image reine, elle va mourir. Nous le savions. Nous avons vécu son déclin, connu l’usure de ses effets. Irrités de son omniprésence, fatigués de ses redites, nous n’accordions plus à l’image qu’un intérêt désinvolte. Des milliers de photos présentées jour après jour, sur plan de stricte équivalence, nous ont fait entrer dans une société sans différences. Dans la société de l’indifférence.
Quand le corps de la star vaut le prix d’une exécution capitale (se vend et s’achète au même tarif) que veut dire être photographe ? Que veut dire voir une image ? Page après page, nos regards glissaient. Les noirs couvraient les gris. L’image fixe mourait. C’est pourtant à l’instant où la presse illustrée tourne en pâte à papier, où l’histoire se fait récit télévisé, c’est à cet instant-là que le document unique, l’image rare, lourde, chargée, hantée, celle que l’on appelle enfin depuis toujours « La Photographie », entre au Musée et à la Bourse. D’un même élan.
Réfléchir sur l’image est aujourd’hui une urgence absolue. Godard le fait. Il est pratiquement seul. Personne – et pour cause – ne veut voir ni entendre ces films admirables que sont Ici et ailleurs ou Photo et Cie. Que savons-nous des photographes américains du FSA qui n’allaient pas, eux, chercher la misère à l’autre bout du monde pour la marchander ? Que savons-nous d’August Sander, qui, sur des dizaines de milliers de plaques, a enregistré la vie de trois Allemagne, celle du Kaiser, celle de Weimar et celle du Führer ? Presque rien.
Ce que nous demandons aujourd’hui, c’est le droit de regard. Mais pour l’exercer, chacun de nous doit réapprendre à voir.
Un emboîtement vertigineux et énigmatique
Qui a photographié pour la première fois une photographie ? Question sans réponse. Car tous les arts en passent par là. Un jour ou l’autre, ils se prennent pour sujet, et dès lors, rien n’est plus pareil. Tableau dans le tableau, roman dans le roman, film dans le film. Cela se produit en général très tôt : dès l’« origine ». C’est dire qu’il serait naïf d’en faire le signe de la modernité. Pourtant le photographe ne l’avait pas toujours fait exprès : on voulait se faire photographier près de l’ancêtre ou du mari disparu. Mais quelque chose d’irréversible s’est produit : la photographie est devenue photographiable, comme n’importe quel objet de ce monde. Elle est devenue autonome, elle s’est délivrée de la tyrannie du motif. On peut désormais photographier quelqu’un ou quelque chose en son absence mais, il faut qu’au sein de la deuxième photographie la première soit repérable comme telle. Cernée par un espace, un vide, un cadre. Qu’on ne risque pas de confondre avec une fenêtre ouverte, ou un miroir. Friedlander ou Les Krims y trouveront l’occasion d’effets savants, qu’il faut distinguer de l’usage « naïf » du procédé : la jeune fille tenant un daguerréotype, ou la vieille femme montrant le portrait du fils mort. Dans l’un et l’autre cas, cependant, ce qui est en question, c’est le statut même de l’image photographique : vertigineux et énigmatique emboîtement qui n’a pas fini de nous faire rêver. Cette énigme, ce sont les textes qui ont la charge de l’interroger – littéralement, et dans tous les sens. Mais a-t-on suffisamment réfléchi à toutes les manières possibles de disposer face à face un texte et une image ou une série d’images ? A-t-on suffisamment exploré toutes les voies de ce singulier montage ? Oui, il y a la légende. Mais qu’est-ce que lire une image ? L’image est un feuilleté de sens groupés autour de son infracassable noyau de réalité ; l’écriture y trouve des ressources infinies. Toute juxtaposition d’images même involontaire fait sens ; de leur montage en séquences calculées naissent des rapports insoupçonnés, des fragments de récits, des richesses, des rêves…
Robert Delpire
Robert Delpire est un éditeur, directeur artistique, commissaire d’expositions, fondateur de la maison d’édition éponyme. Il vit et travaille à Paris.
C’est de voir qu’il s’agit…
Publié par les éditions Delpire
35 €