Les éditions Delpire publient un magnifique livre consacré à la carrière du célèbre éditeur Robert Delpire et à ses relations avec ses contributeurs. Nous vous proposons une sélection de textes écrits par lui-même. Aujourd’hui, L’Œil de la Photographie publie une interview de l’éditeur français par Philippe Séclier à propos d’Henri Cartier-Bresson.
Dans quelles circonstances et quand avez-vous rencontré pour la première fois Henri Cartier-Bresson ? Quelle a été votre première impression ? Quel homme était-il alors ?
Je l’ai rencontré en 1951. Il revenait d’un périple de trois ans en Extrême-Orient. L’année précédente, j’avais commencé la publication d’une revue illustrée destinée aux médecins. Très naturellement je suis allé au premier siège de Magnum Photos présenter NEUF à ces photographes dont la réputation allait flamber. J’ai trouvé là trois hommes simples, chaleureux, Chim, Capa, Cartier-Bresson aussi différents les uns des autres que possible, agités, pleins de projets. J’ai été content (et honoré) qu’ils m’acceptent et qu’ils m’adoptent comme un éventuel éditeur ; j’avais vingt-cinq ans. Henri était comme je l’ai toujours connu, superbe de présence, rayonnant d’intelligence.
De quelle manière travailliez-vous avec lui ?
Nous nous sommes, vite, très bien entendus. Les sujets se sont imposés tout naturellement, l’un après l’autre. Bali, la Chine et la suite. Quant à la façon de travailler, elle est toute simple, mais très tôt nous avons fixé une règle entre nous. En cas de désaccord, s’il porte sur le choix d’une photographie, c’est Henri qui décide. Il est l’auteur. Si le désaccord porte sur le graphisme, la mise en séquence, la forme même du livre, Henri me fait confiance. C’est un système qui a le mérite de partager les responsabilités, d’éviter les longues discussions. Cette règle-là nous l’avons strictement observée.
Combien d’ouvrages de lui avez-vous publiés ? Et avez-vous un faible pour l’un d’eux ?
Je n’ai pas compté. Au moins une dizaine et un certain nombre d’albums dont j’ai fait la mise en place et que d’autres éditeurs ont publiés. Celui que je préfère ? Sans doute le gros Cartier-Bresson Photographe que nous venons de réimprimer pour la huitième fois. C’est le livre qui, me semble-t-il, rend compte d’une œuvre, sobrement, efficacement.
Avez-vous songé, ne serait-ce qu’une fois, et même s’il l’interdisait à quiconque, de recadrer une ou plusieurs de ses photos ? Ne serait-ce que pour voir ?
Pour voir quoi ? Pour vérifier que son cadre, à lui, est impeccable ?
Vous n’avez pas publié Images à la sauvette, qui comporte le fameux texte « L’Instant décisif » et qui est l’un de ses livres les plus connus. N’est-ce pas frustrant pour un éditeur ?
Non, il n’y a là rien de frustrant. Tériade est quelqu’un que je respecte, comme éditeur et comme critique. Pour moi, son mérite a été d’être le premier à considérer un grand photographe comme l’égal des grands peintres. Le format d’Images à la sauvette, qui était celui de Verve, la couverture qu’il a demandée à Matisse indiquaient clairement son intention. Quant au texte sur « l’instant décisif », il appartient au patrimoine photographique international.
Y a-t-il des photos de Cartier-Bresson que vous regrettez de n’avoir jamais publiées ?
Non. Quand j’ai préparé Flagrants Délits, j’ai vu toutes les planches-contacts archivées chez Magnum. Je crois que je connais presque toutes les images et, non, je n’ai pas le moindre regret. Dans le livre que nous préparons sur les paysages il y a quelques inédits. Il y en aura toujours. L’œuvre est trop vaste pour qu’on n’y fasse pas encore des découvertes.
Parmi tous les photographes que vous avez édités, quel est celui qui se rapproche le plus de Cartier-Bresson ?
Il a influencé deux ou trois générations de photographes, ce qui n’a rien d’étonnant. Rarement un homme a, comme lui, ouvert une voie, défini un moyen d’expression, démontré une éthique. Il est donc juste qu’il soit un exemple pour de nombreux reporters. En citer un seul n’aurait pas grand sens.
Pour beaucoup de photographes, il est la référence absolue, une sorte de repère. Pour vous aussi ?
Évidemment. La référence absolue mais pour un certain type d’images, pour le reportage. Il est l’exemple parfait d’un talent d’exception mis au service d’une conception de l’homme et du monde, d’un instinct constamment en balance avec une intelligence acérée et une culture aussi bien politique que picturale et littéraire. J’ai conscience que je donne dans le superlatif mais comment faire autrement ?
Depuis 1970, Cartier-Bresson s’est consacré au dessin et à la peinture. Quel regard portez-vous sur son travail ?
Je trouve très courageux qu’un artiste, à l’apogée de sa carrière, au maximum de sa notoriété, prenne le risque de se remettre en question et d’affronter le public, les spécialistes, la critique. On sait maintenant qu’il dessine, que ses portraits, ses paysages, ses nus existent.
Que pouvez-vous dire de ses photos les plus récentes puisqu’il a malgré tout continué à en faire un peu ?
Il en a fait vraiment très peu. Le carnet de dessins a remplacé le Leica en bandoulière. Il photographie sa famille, ses amis, quelques portraits, quelques paysages. Son œil n’a pas changé. C’est la nécessité d’accumuler des images qui a disparu.
Si vous deviez conserver une seule image de l’œuvre de Cartier- Bresson dans un coin de votre mémoire, ce serait laquelle ?
Voilà quarante ans (ou presque) que je vis avec ses photographies, que je les trie, que je les étale, que je les mets au mur ou en page, que je les filme ou que je les imprime. Il y a évidemment des images que je préfère à d’autres. Mais en sortir une seule n’aurait pas de sens.
Peut-on dire, votre modestie dût-elle en souffrir, que vous avez été l’œil de « l’œil du siècle » ?
Non, on ne peut pas dire ça. « L’œil du siècle » comme vous l’appelez c’est le sien. Pas le mien. Un photographe est un artiste. Un éditeur est un artisan. Son seul avantage est de ne pas avoir vécu les photographies. Il n’a pas connu la fatigue, la sueur, la peur parfois. Il peut donc juger plus objectivement et plus sereinement de la qualité d’une image. Mais ce n’est même pas toujours vrai.
Propos recueillis par Philippe Séclier
Philippe Séclier est journaliste et commissaire d’exposition. Il vit et travaille à Paris.
C’est de voir qu’il s’agit…
Publié par les éditions Delpire
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