Le Centre de Photographie Contemporaine Robert Capa de Budapest accueille une exposition collective célébrant les pratiques photographiques en Europe de l’Est. Organisé en collaboration avec l’Institut Adam Mickiewicz dans le cadre de la présidence polonaise du Conseil de l’Union européenne, ce projet réunit douze artistes et collectifs de photographes pour explorer les multiples facettes de l’identité est-européenne. Entretien avec Wiktoria Michałkiewicz, commissaire de l’exposition.
Noémie de Bellaigue : Pourquoi est-il particulièrement important de promouvoir la photographie d’Europe de l’Est aujourd’hui ?
Wiktoria Michałkiewicz : L’Europe centrale et orientale possède une histoire incroyablement riche et une profonde tradition de réflexion sur les questions politiques et culturelles. Les références historiques, les expériences partagées de la région et le savoir-faire artisanal, qui caractérisent depuis longtemps les artistes de cette région, deviennent encore plus évidents et convaincants aujourd’hui, alors que nous assistons à un essor de la créativité. Une nouvelle génération d’artistes émerge, audacieuse et originale, tandis que d’autres s’inspirent du passé collectif de la région, utilisant leurs origines de manière innovante.
On observe également une diversité croissante au sein de ces sociétés, alimentée par les troubles politiques – notamment l’invasion russe de l’Ukraine – qui ont entraîné la migration forcée des Ukrainiens vers la Pologne et les pays voisins. Un effet secondaire important de cette migration est leur contribution à la scène culturelle, apportant de nouvelles expériences et perspectives. Des villes comme Varsovie, Prague, Budapest et Bucarest deviennent de plus en plus des hauts lieux culturels pour les Européens de l’Ouest, avec l’essor d’initiatives artistiques et de nouvelles galeries, notamment dans le domaine de la photographie. L’Europe centrale et orientale est devenue une nouvelle destination incontournable du monde de l’art.
Comment l’exposition est-elle structurée en six chapitres ?
Divisée en six chapitres, cette exposition est un essai visuel qui explore la perspective est-européenne sur l’identité européenne à travers le regard d’artistes originaires ou basés en Pologne et en Hongrie. Elle aborde ce thème sous l’angle du renouveau culturel et de la solidarité, plutôt que de considérer l’Europe de l’Est comme « l’Autre » ou comme dépendante des images produites en Occident.
Le premier chapitre, « Transition », explore les métarécits et les archives de la mémoire collective qui définissent l’identité partagée de la région, comprise comme une expérience mutuelle plutôt que comme un concept académique. Cette identité s’exprime à travers les œuvres de deux collectifs, Sputnik Photos et Pictural Collective.
Les chapitres suivants, « Espace » et « Identité », se concentrent sur les représentations matérielles et symboliques des récits politiques de contrôle, de pouvoir et d’émancipation. Ces thèmes sont explorés à travers l’espace et les constructions architecturales dans les œuvres de Katerina Kouzmitscheva et Julia Standovar, ainsi qu’à travers les politiques corporelles dans les projets performatifs d’Ilona Szwarc et Anita Horvath.
Le chapitre « Spiritualité » examine les réponses artistiques à des phénomènes sociaux emblématiques tels que la religion et la politique, telles qu’elles apparaissent dans les œuvres d’Agnieszka Sejud, HOAX, Zsuzsi Simon et And yet we still keep on living. Le chapitre « Grotesque » traite quant à lui de l’idéologie et de la résistance, exprimées par un usage typiquement est-européen de l’absurdité et de l’ironie, illustré par Pyromaniac’s Manual d’Ada Zielińska et Fine, thanks de Szabolcs Barakonyi.
Enfin, « Post-Nostalgie » met en lumière une créativité ancrée dans le sentiment de non limitation, caractérisée par une expérimentation audacieuse avec des objets issus de nouvelles réalités. Ce chapitre explore la culture de l’objet et le design des années 1980 et 1990, époque à laquelle la région est passée d’un « -isme à un autre » – du socialisme au capitalisme. Des œuvres comme « Echo in Delirium » d’Eva Szombat illustrent cette évolution, tandis que « Made in Poland » de Wojtas utilise une palette vive pour remettre en question les stéréotypes nationaux.
Quels sont, selon vous, les moments forts de l’exposition ?
En tant que commissaire, il m’est difficile de définir les moments forts de l’exposition, mais j’ai trouvé particulièrement fascinant de découvrir des artistes hongrois que je ne connaissais pas auparavant et d’établir un dialogue entre eux et les incroyables artistes polonais.
Quel a été l’impact de l’exposition jusqu’à présent ?
L’exposition « European Kinship – Eastern European Perspective » est bien plus qu’une simple exposition, même si elle est au cœur du projet. Nous avons reçu des retours très positifs sur l’exposition elle-même, mais le projet comprend également un numéro spécial du British Journal of Photography, présentant les artistes exposés, ainsi que des contributions exceptionnelles de deux commissaires remarquables : Catherine Troiano du Victoria and Albert Museum et Karolina Ziębińska-Lewandowska, directrice du Musée de Varsovie.
Fin mars, une conférence et les Budapest Portfolio Reviews auront également lieu, offrant aux participants l’opportunité de consulter des experts étrangers de renom sur leurs images et de bénéficier d’un retour d’expérience professionnel. Des artistes polonais et hongrois exposant à l’exposition « Kinship » européenne participeront également à l’événement. Les consultants invités sont des représentants reconnus de la profession photographique internationale : galeristes, historiens de l’art, dirigeants et collaborateurs d’institutions, d’agences, de festivals et d’organisations prestigieuses.
Outre les consultations individuelles, les artistes proposeront des présentations publiques de cinq minutes de leurs séries afin que tous les professionnels puissent se familiariser avec le travail de chaque photographe. Ces présentations seront également ouvertes au grand public et comprendront une brève introduction de chaque professionnel. Lors de ces consultations privées, un artiste pourra rencontrer six experts en tête-à-tête. Une exposition satellite, The Book of Long Objects, de l’artiste ukrainienne Lia Dostlieva, sera également inaugurée. Cette exposition est un recueil d’images et de nouvelles féeriques, chaque récit étant lié à un « objet long » spécifique. L’œuvre retrace trois générations d’une même famille ukrainienne à travers les guerres et les épisodes de déplacements forcés – du régime soviétique à l’occupation nazie, puis à l’Ukraine indépendante, et enfin à l’actuelle guerre russo-ukrainienne.
Ces deux événements sont organisés en collaboration avec le Centre Capa, l’Institut Adam Mickiewicz, l’Agence REZO, le magazine British Journal of Photography et l’Institut polonais de Budapest. L’impact global du projet est déjà visible dans le débat élargi sur la photographie d’Europe centrale et orientale et dans la visibilité accrue des artistes, ce qui, nous l’espérons, constituera une première étape pour les faire connaître définitivement au sein de la communauté artistique internationale.
Noémie de Bellaigue
European Kinship est exposé au Robert Capa Contemporary Photography Center, à Budapest, jusqu’au 20 avril 2025.
Robert Capa Contemporary Photography Center
Nagymezõ utca 8.,
1065 Budapest
Hongrie
https://capacenter.hu