Pour l’Œil, l’exposition de Richard Mosse, Heat Maps, installée à la Jack Shainman Gallery de New York, a de l’importance. Quand un événement, surtout dans le monde de l’art, est considéré comme important, l’Œil se montre sceptique et en toute probabilité, prend soin de l’éviter. Mais pas celui-ci.
Dans sa quête incessante, son investigation de ce que nous voyons et comment nous le voyons, Monsieur Mosse se montre appliqué, plein de ressources et remarquablement intelligent. Il est de ceux qui méritent le Prix MacArthur, le Genius Grant de la fondation John D. et Catherine T. MacArthur. Pénétré d’un sens aigu de l’injuste et du scandaleux, il a maintes fois démontré sa capacité à faire sortir des histoires du limon de lieux horrifiants, de l’Irak après la chute de Saddam Hussein aux frontières syriennes d’aujourd’hui. Réalisé avec des moyens techniques atypiques, son dernier corpus, Infra-Red Landscapes, est composé de représentations psychédéliques de l’est de la république démocratique du Congo, dans des tons roses et caramel. Dans cette nouvelle série conséquente, il a déployé tout son ingéniosité pour exploiter un équipement encombrant, dénué de toute poésie, et transformer des cauchemars en contes surréalistes, avec des vues panoramiques multi-facettes qui se déplient lentement, au fur et à mesure que l’on apprend à lire son écriture.
Plutôt que de s’appuyer sur la lumière, comme l’aurait fait Fox Talbot pour obtenir ses calotypes, Richard Mosse « voit », d’une façon extraordinaire, grâce à un outil thermosensible : c’est de la thermographie, un procédé que l’on pourrait ne pas prendre au sérieux si les images n’étaient pas aussi tangibles et exceptionnelles. En arrivant, on se trouve confronté à plus d’une demi-douzaine d’œuvres horizontales en noir et blanc et de taille imposante qui, au départ, rappellent les œuvres de la série Diorama Maps de Sohei Nishino, avec ses collages de paysages urbains. Ces images allongées composent le cœur de l’exposition. D’autres pièces de taille plus réduite forment la base d’un ouvrage pénétrant, Incoming, publié chez Steidl Verlag. Mais ce sont ces grands travaux qui impressionnent. Leur monumentalité vous étourdit, et leurs détails vous captivent. On les regarde de loin, puis on se rapproche pour mieux les étudier. On dirait des images en noir et blanc imprimées en couleur, sur du papier métallique – des clichés numériques. Les noirs sont nets et denses, les blancs luisants. Le tirage sur base métallique semble produire des variations et des reflets étranges. Bizarrement, alors que l’on parvient, avec du temps, à comprendre les réglages, les visages et les silhouettes apparaissent comme des dessins inscrits à l’encre au sein de l’image photographique. Ce ne sont pas des croquis, mais l’équipement utilisé transforme les identités, les suggérant sans les représenter. L’appareil n’interprète pas la chair en lignes nettes. Les gens luisent, les objets s’enflamment. On voyage ainsi à travers des enfers dystopiques évocateurs des incendies de Brueghel le Jeune.
Thermosensible, « l’appareil photo », que l’on classe parmi les armes, est un dispositif sophistiqué utilisé en surveillance. Grâce à lui, Richard Mosse peut « voir » à de très longues distances, comme une chauve-souris entend grâce à l’écholocation. Pour accompagner l’exposition, l’artiste nous livre un écrit tout à fait fascinant, qui figure également dans son ouvrage. On y apprend par exemple qu’une première personne manipule l’appareil, tandis qu’une seconde prend des décisions éditoriales sur une console Xbox spécialement adaptée. On est loin de l’iPhone. « J’ai choisi un appareil militaire longue portée, conçu pour des missions de renseignement sur le champ de bataille et la surveillance des frontières. Je voulais impliquer l’observateur et questionner les façons dont beaucoup d’occidentaux, y compris nos gouvernements, représentent et par conséquent considèrent le réfugié. Produite dans l’Union européenne par une multinationale spécialisée dans la fabrication d’armes, cette caméra thermique n’était pas destinée à raconter des histoires, ni à remplir un usage esthétique. » « Nous voulions utiliser la technologie contre elle-même, créer une forme d’art immersive et humaniste. Il s’agissait de permettre à l’observateur de méditer sur les voyages profondément difficiles et fréquemment tragiques des réfugiés. Nous voulions le confronter à des métaphores représentant hypothermie, réchauffement climatique, réalité des frontières, mortalité, et pour reprendre les termes du philosophe Giorgo Agamben, « la vie nue » des apatrides. » Jamais vous n’oublierez.
W.M. Hunt
W.M. Hunt est collectionneur, conservateur et consultant en photographie. Il réside et travaille à New York. Professeur à la School of Visual Arts, il siège au conseil d’administration du fonds W. Eugene Memorial Smith Fund. Son ouvrage L’œil invisible (Actes Sud) est centré sur sa collection personnelle, une compilation des plus insolites.
Richard Mosse, Heat Maps
Du 2 février au 11 mars 2017
Jack Shainman Gallery
513 W. 20th St New York,
NY 10001 USA
http://www.jackshainman.com/