Au premier jour, la lumière brutale brise le cocon rassurant de la nuit intérieure. Les yeux, longtemps familiers de la pénombre rassurante de l’antre de la mère, hésitent à s’ouvrir sur ce nouveau monde. Pour quelques temps encore, la nature protège d’un voile. Il atténue la vivacité des couleurs, la menace de formes mouvantes, la violence de la rencontre de l’ombre avec la lumière. Plongé dans cette cécité partielle, l’enfant né se nourrit des autres sens éveillés ; il bâtit un univers visuel subjectif et poétique.
La réalité s’impose doucement au fil des semaines. Les contours flous se précisent. Alors, le monde se révèle tel qu’il est dans l’ambivalence de sa cruauté et de son humanité.
La Révolution islamique iranienne a bouleversé le regard de deux frères, Manoocher Deghati et Reza. Plongés au coeur du rêve brisé d’une Révolution trahie et du chaos qu’elle a engendré, elle les enfanta photojournalistes. Depuis, ici ou là, ils témoignent de la barbarie crue à la recherche constante des traces d’une humanité malmenée.
Dans l’Iran de l’insouciance révolue, formés aux arabesques colorées des tapis persans et aux épopées du Livre des rois du poète Ferdowsi, Manoocher et Reza choisissent très jeunes, de raconter leur monde en images. A la faveur d’un appareil photographique offert par leur oncle, ils trouvent leur plume. La pellicule devient alors une page d’écriture vierge sur laquelle ils apprennent en autodidactes à écrire avec la lumière. Ils se découvrent explorateurs visuels. De cette époque-là d’initiation, restent quelques tirages en noir et blanc.
Devenus adultes, une brise retenue fait tressaillir l’air des premiers mois de l’année 1978 en Iran. Le rare observateur attentif et éclairé, comprend qu’une tempête va traverser le pays et bouleverser l’ordre du monde. En coulisses, les acteurs s’agitent. Les opposants rassemblent leurs forces. Une ère nouvelle vaut bien quelques compromis idéologiques temporaires. Dans cette partie d’échecs, les puissances étrangères, faiseurs de rois et de parias avancent leurs pions, portant Khomeiny aux nues, condamnant le Shah d’Iran à l’opprobre de l’abandon. Au fil des mois de cette année charnière, on entend gronder la clameur de la foule. Elle envahit massivement les rues et les places de ses espoirs. Elle brave répressions, interdits et tirs mortels de l’armée. Un jour, Reza entend les cris de manifestants en colère : » Marg bar Chah ! « , » A bas le Chah ! « . Il est à la fenêtre du cabinet d’architecte dans lequel il travaille. Il voit un étudiant courir en prenant des photos de la scène. Reza est sous le choc. Il a une révélation : l’appareil photo n’est pas seulement un moyen d’expression mais aussi un outil de témoignage. Il prend un congé de trois jours et ne reviendra plus. A Rome, Manoocher suit à distance avec passion les événements qui agitent son pays. Il voit l’allégresse d’une ère de changement. Il est partagé entre son désir de devenir réalisateur qui le retient à Rome et celui, plus impérieux encore, d’être présent à ce tournant de l’Histoire. Le retour de Khomeiny en février 1979 le décide. Dès son arrivée à Téhéran, il se saisit d’un appareil photo.
La Révolution islamique qui agite leur pays, les détourne de leur vocation première de cinéaste et d’architecte et les révèle photoreporters animés d’un insatiable devoir de témoignage. Reza et Manoocher couvrent les différents visages de la Révolution. Tout commence par une liesse collective. Ils observent le glissement progressif de la société vers l’instabilité, le chaos, la violence, l’hystérie collective, la répression contre les femmes et les opposants, les exécutions publiques, les exactions du régime des mollahs. Ils se partagent les événements à couvrir, de la prise d’otages de l’ambassade américaine aux conflits armés contre les minorités turkmènes, baloutches, arabes du Khouzistan et kurdes jusqu’à la guerre entre l’Iran et l’Irak. Les médias du monde découvrent à travers les images des deux frères, l’impact de leur narration visuelle. Alors, s’ouvrent des années de témoignages pour les plus grands médias. Ils collaborent avec Times, Newsweek, l’Agence France Presse, les magazines Life et Paris Match, Stern et bien d’autres publications. Leurs photographies révèlent un visage aux réalités complexes d’un peuple meurtri par une République Islamique qui ne tient pas ses promesses de justice sociale ni de paix. Reza en 1981 et Manoocher en 1985 seront victimes des parutions de leurs images dans les médias internationaux, et contraints à l’exil pour sauver leur vie.
Plusieurs décennies après le départ d’Iran, sur le chemin parfois difficile de l’exode, l’exil vers ces terres d’asile accueillantes, reste le refuge dans lequel Manoocher et Reza s’efforcent de continuer à bâtir et vivre. En chacun d’eux, reste le souvenir du pays perdu. Et si le goût de la liberté les habite, leur âme conserve la trace discrète d’une fêlure physique et intellectuelle du deuil de leur terre. Chaque halte sur cette itinérance, a donné aux deux frères une autre dimension plus riche. Devenus des personnalités émérites du monde du photojournalisme, chacun a poursuivi sa route de témoin par l’image. De nulle part et de partout, d’ici et d’ailleurs, ils se sont appropriée la notion d’universalité et le monde est devenu leur maison.
Rachel DEGHATI
Reza et Manoocher Deghati : Iran, Rêves et Dérives
Éditions Hoëbeke
288 pages / 22 x 25 cm / 39 €
ISBN : 9782842307301
http://www.gallimard.fr/Catalogue/HOEBEKE/Photographie/Iran-reves-et-derives