Alexis Bouvy, jeune photoreporter belge et fondateur de ‘Local Voices’, raconte la guerre à l’est de la République Démocratique du Congo à travers l’histoire des populations locales, civiles, militaires ou rebelles. Anthropologue de formation, cumulant ses missions pour des ONG internationales, et son action pour les populations locales, il livre des portraits frontaux et des paysages colorés, loin des stéréotypes à sensation. Il fait ainsi le pont entre un public international et les communautés locales de l’est du Congo, pour qui la vie continue malgré tout.
Mixte entre vidéo documentaire, photojournalisme engagé, et anthropologie humanitaire, comment définirais-tu ton travail ?
J’aime dire que mon travail est la « transmission de témoignages ». Au-delà des images et des mots, il s’agit avant tout de témoigner de réalités difficiles, complexes et souvent choquantes, et sur lesquelles les idées reçues demeurent nombreuses et encore trop souvent relayées par nos médias.
Témoigner signifie pour moi partager le vécu des acteurs locaux, ici en RDC. Rendre compte de la situation à travers les yeux et les mots de ceux qui sont les premiers à la vivre, qu’il s’agisse d’un réfugié, d’un chef coutumier ou d’un milicien. L’idée est de mettre le « spectateur » au plus près de ce que vivent, ressentent et expriment les personnes sur le terrain, pour mieux lui faire comprendre un vécu opposé au sien, en brisant les stéréotypes et lieux communs qui sont nombreux lorsqu’on aborde les conflits armés à l’est de la RD Congo, tout en promouvant une compréhension profondément humaine des événements.
C’est ton engagement personnel qui te pousse à communiquer ?
Oui, certainement. Mais la photo n’est pas mon premier métier. Anthropologue de formation, j’ai d’abord travaillé plusieurs années pour des ONG dans la résolution des conflits à l’est de la RDC, avant de me lancer, de manière très spontanée et intuitive, dans le reportage des élections congolaises de 2011. C’est ainsi que Local Voices est né, une initiative dont je suis à la base avec mon ami François Van Lierde, et qui vise justement à partager les « voix locales », celles des communautés locales qui se trouvent au coeur des événements.
Je me suis très vite pris au jeu, en continuant à travailler sur des problématiques que je trouve fascinantes, même si elles sont difficiles, tout en renforçant le côté créatif et humain qui me manquait lorsque je travaillais pour des ONG. Cinq ans plus tard, je continue à développer des projets documentaires essentiellement basés sur les témoignages, la photo et la vidéo. J’ignore où tout cela me mènera exactement. Mais cela me passionne et c’est ce qui alimente mon moteur intérieur au jour le jour.
Comment réagissent les gens que tu photographies, ceux que tu fais poser – comme pour affirmer leur identité avec force et fierté je dirais,
Il y a sans doute autant de réactions qu’il y a de personnes photographiées. Nombreux fuient et refusent de se laisser photographier, tandis que d’autres au contraire jouent avec l’objectif, posent et s’amusent de l’intérêt qu’ils suscitent pour le photographe. Entre ces deux extrêmes, il y a une multitude de réactions différentes. Qui dépendent aussi fortement du contexte dans lequel la photo est prise. S’il y a des actions qui sont en train de se dérouler et qui captent totalement l’attention des personnes, il est facile de passer inaperçu et de photographier simplement ce qui se passe. Mais le plus souvent, l’attention est focalisée sur le photographe. Il y a donc tout d’abord une prise de contact, une discussion avant la prise de photo. On se présente, on explique les raisons de notre présence, notre objectif à travers nos photo. Après ces explications, il est très rare qu’une personne refuse de se laisser photographier. Dans la plupart des cas, les gens sont très contents de voir un Européen venir jusque dans leur village pour s’intéresser à leur situation et témoigner de leurs problèmes et de leurs préoccupations vers un public plus large. Il y a réellement une soif de partage et de témoignage au niveau local. Très souvent, des villageois me rappellent en disant : « Et n’oubliez pas de dire ceci! » ou encore « Parlez en notre nom aux grands de ce monde! ».
Donc oui, photographier me rapproche de mes « sujets ». Cela attise forcément leur curiosité, et la mienne. La photo est très souvent le prétexte à une rencontre, une discussion, une nouvelle connaissance. Ce qui rend ce travail particulièrement intéressant et excitant. J’ai aussi profondément besoin de connaître l’histoire des personnes que je prends en photo. J’ai besoin de savoir qui ils sont, d’où ils viennent, quel est leur vécu, leur ressenti. Pour moi, l’image perd de sa densité s’il n’est pas possible de la relier à l’histoire de la personne.
Et comment cela se passe avec les militaires ou les rebelles ?
Bien entendu, photographier des hommes armés est encore un tout autre exercice que de photographier des civils. Photographier des hommes armés demande généralement plus de temps, plus de patience. Il faut d’abord rencontrer les commandants en place, obtenir leur autorisation, établir une certaine relation de confiance. Lorsque je passe du temps dans un même village en zone rebelle, comme je l’ai fait par exemple avec l’APCLS à Lukweti, je me trouve constamment sous la surveillance des miliciens. Il faut donc composer avec cette contrainte, veiller à ne pas franchir la ligne rouge qui sépare ce que l’on m’autorise à faire de ce que l’on ne m’autorise pas, et cette distinction est parfois très floue et très subjective. Etablir une relation de confiance est essentiel pour un travail à long terme, ainsi que pour ma sécurité mais aussi et surtout celle de mes collaborateurs sur terrain. Il est donc nécessaire d’avancer prudemment, pas à pas. En même temps, dans d’autres circonstances, il est aussi possible de croiser des militaires qui vont directement se laisser photographier sans aucun problème. S’il y a des principes à respecter, chaque situation est différente et il est nécessaire de pouvoir s’adapter à chacune d’entre elles.
Comment organises-tu tes prises de vues et tes expéditions sur le terrain? As-tu un ‘fixeur’?
Oui, je travaille avec un fixeur. Il est important d’avoir quelqu’un à ses côtés qui connaisse parfaitement le milieu et qui parle le Swahili ou d’autres langues locales. Cela facilite les choses et permet aussi d’évaluer les risques et la situation ensemble, de manière collaborative, et d’échanger avec eux des idées sur les objectifs que l’on cherche à atteindre, les difficultés auxquelles on fait face. La participation d’un fixeur local est un élément essentiel du processus. Il serait impossible, ou du moins extrêmement difficile de travailler sans lui, ne fût-ce que pour la langue.
Tu vas sur le terrain à la rencontre des rebelles et réfugiés. Tu prends évidemment des risques. En mars dernier tu t’es fais arrêter. Est-ce que cette montée d’adrénaline est un moteur?
Non, ce n’est pas la prise de risque qui m’attire le plus là dans ce travail. Mon moteur, c’est d’abord de pouvoir me plonger dans des réalités qui me sont inconnues et étrangères, de rencontrer les personnes qui vivent ces réalités au quotidien et de tenter de les comprendre. C’est la découverte et la rencontre qui constituent réellement mon moteur, et non les bouffées d’adrénaline liées à l’insécurité, à la possibilité de se retrouver coincé dans des affrontements.
Les risques font néanmoins partie intégrante du boulot lorsqu’on travaille en zone de guerre chronique. C’est un aspect des choses avec lequel il faut forcément composer et qui a finalement un caractère contraignant et limitant. Et donc très frustrant.
Te sens-tu en sécurité ?
Oui. Je me suis très rarement senti réellement en insécurité, et jamais au point d’abandonner un projet. J’avoue toutefois que j’ai eu quelques secondes d’incertitude lors d’une brève arrestation par les services de renseignements congolais en mars 2015 à Goma, lorsque j’ai vu ma collègue Gillian, une chercheuse belge, jetée à terre par des agents de l’ANR, alors qu’un autre menaçait les jeunes activistes de Lucha avec une pelle. J’ai cru que la situation pouvait réellement basculer. Mais tout s’est assez vite rétabli.
Il y a donc forcément des moments plus chauds, plus tendus que d’autres, mais, au Congo, on a la chance que les journalistes et photographes occidentaux ne sont pas pris pour cibles. Jusque-là, je suis toujours parvenu à me frayer un chemin relativement sécurisé. Il s’agit bien entendu d’un sentiment très subjectif. Mais je ne fais pas partie des têtes brûlées. J’évalue toujours les risques avant de partir sur le terrain, en discussion avec mon fixeur actuel, Chrispin Mvano, en qui j’ai une grande confiance.
Il faut toutefois toujours garder à l’esprit que le risque zéro n’existe pas. Quand on évolue dans des zones sous contrôle des rebelles ou dans des zones opérationnelles, on est forcément vulnérable. Quand vous êtes dans le fief d’un groupe armé, les rebelles peuvent faire ce qu’ils veulent de vous. Mais ils vous gardent et font attention à votre sécurité parce qu’ils n’ont aucun intérêt à avoir une mauvaise publicité, ce qui serait le cas si le photographe disparaissait, était blessé ou pire. Tout est une question de contacts, de relations de confiance, de respect de la parole donnée.
Chacun pour soi ou on se refile les infos ?
Cela dépend de chacun. Mais généralement la collaboration est bonne, les informations et, plus important encore, les contacts, circulent facilement. Il s’agit de services mutuels, d’ascenseurs que l’on se renvoie. On partage tous le même objectif, ça rend généralement la collaboration relativement aisée.
Tes images montrent des hommes forts, fiers et en action. Est-ce que tu t’imposes une certaine censure ?
Pas vraiment, non, je ne m’impose pas de « censure », mais c’est évident que, comme tout photographe, je fais le tri et ne garde que ce que j’estime être le meilleur. Je ne m’interdis donc pas de photographier la misère des camps de déplacés par exemple.
Mais malgré les situations difficiles qu’elles vivent et qu’elles n’ont pas choisies, les personnes que je photographie ne sont pas des victimes passives. Elles restent les acteurs de leur destin, de leur propre existence. Elles gardent en ce sens leur fierté et leur dignité et renvoient donc cette image dans les photos.
Comment t’y prends-tu pour diffuser ton travail et publier tes reportages ?
Pour le moment, je diffuse surtout mon travail sur le site web de « Local Voices », que je relaie ensuite à travers les réseaux sociaux. J’essaie aussi d’intéresser des journaux et organes de presse pour qu’ils diffusent mon travail à leur niveau afin de lui donner plus de visibilité. J’ai ainsi pu collaborer à plusieurs reprises avec Le Vif / L’Express et MO* Magazine par exemple, et plus ponctuellement avec Internazionale, Deutsche Welle ou Le Monde Diplomatique. Certains sont intéressés par des reportages plus ou moins longs, d’autres par des galeries photos, d’autres encore par deux trois images qui vont leur servir pour illustrer leurs propres articles. Mais ce n’est pas du tout évident de trouver des canaux de diffusion grand public, d’autant plus que je suis un photographe encore relativement « jeune », la photo n’est pas mon premier métier, et que je traite de problématiques qui ne font pas forcément la une de l’actualité. Il me reste encore un important travail à fournir en termes de diffusion.
Votre organisation ‘Local Voices’ bénéficie-t-elle de supports, d’aides financières ? Et toi, de quoi vis-tu actuellement ?
Oui, les projets de « Local Voices » bénéficient du soutien financier de différentes organisations et institutions. Mon projet sur les réalités locales des conflits armés dans les zones sous contrôle de l’APCLS (l’Alliance des Patriotes pour un Congo Libre et Souverain, un groupe d’obédience Hunde) a, par exemple, bénéficié du soutien de ‘International Alert’ et ‘Search For Common Ground’, deux importantes ONG. Dernièrement, nous avons réalisé avec mon collègue François Van Lierde une série de trois courts documentaires sur la justice internationale en Ouganda, au Burundi et en RDC pour le compte d’Avocats Sans Frontières. Mon projet actuel de webdocumentaire bénéficie d’une aide de la Fédération Wallonie-Bruxelles.
Sans ces différents soutiens, il n’aurait pas été possible de réaliser ces différents projets. On doit bien entendu sans cesse se battre pour trouver les fonds pour réaliser nos projets. Plusieurs d’entre eux sont restés sans financement. Mais on y croit et on continue.
Personnellement, je viens du monde des ONG, en particulier du secteur du peace-building à l’est du Congo, dans lequel je travaille depuis bientôt dix ans. Mon travail photo et vidéo avec ‘Local Voices’ ne me permet pas encore de vivre de manière autonome et indépendante. Je continue donc à travailler pour différentes ONG de manière ponctuelle, dans le cadre de consultances. Il s’agit là aussi d’un travail très intéressant, à chaque fois plein de nouveaux défis. J’alterne donc entre témoignages photo/vidéo et travail de recherche sur les conflits pour des ONG. J’ai la chance que les deux soient passionnants et très complémentaires.
Ton cœur penche photos, vidéo ou texte ?
Euh… les trois!
C’est une question à laquelle il m’est très difficile de répondre en fait!
Mon objectif est avant tout de raconter des histoires, de transmettre des témoignages. On peut recourir à chacun de ces médias pour raconter des histoires, soit de manière séparée, soit en les mélangeant. Le web offre un outil extraordinaire pour les mélanger et explorer de nouveaux types de narration non linéaire, en recourant à plusieurs types de médias — de la vidéo, de la photo, du son, du texte, de l’infographie, etc. C’est aussi pour ne pas avoir à choisir entre l’un des trois que je travaille actuellement sur un projet de webdoc.
Mais il est vrai que le point de départ de mon travail reste la photo, avec laquelle je me sens plus à l’aise que la vidéo. Pour moi, la photo renvoie aussi à un travail de l’image, du cadre, de la lumière, que je trouve tout à fait fascinant. J’aime en particulier le côté « statique », « instantané », ou « fragmentaire » de la photo. Souvent des gens me disent que la photo est moins puissante que la vidéo justement à cause de ce côté immobile, sans mouvement. C’est un constat avec lequel je ne suis pas du tout d’accord. Je pense au contraire qu’une image fixe a un potentiel de captation de l’imagination qui va bien au-delà d’une image en mouvement. Surtout lorsque l’on combine la photo avec du son. Mais, de nouveau, je crois que chaque média a ses propres forces et ses propres contraintes.
Si tu ne devais garder qu’un seul livre, ce serait lequel ?
J’ai été ébloui dernièrement par Samarcande, d’Amin Maalouf. Mais il y a de nombreux livres que j’ai adorés et entre lesquels j’aurais beaucoup de mal à choisir…