Pour commémorer le centenaire de la naissance d’Irving Penn, le Metropolitan Museum of Art a inauguré au mois d’avril une grande exposition pour célébrer un des photographes les plus marquants de notre époque. Riche de plus de 200 tirages (pour la majeure partie issus d’un récent don de la Fondation Irving Penn), cette rétrospective est la plus complète à ce jour et explore toutes les périodes de la carrière prolifique de Penn, qui a œuvré durant soixante-dix ans. Après New York, l’exposition entamera une tournée internationale, avec un premier arrêt en France en septembre, au Grand Palais.
La publication du livre qui l’accompagne, Irving Penn : Centennial, est une occasion en soi. Non seulement il offre la plus grande sélection de photographies de Penn jamais compilée, y compris des travaux qui n’avaient encore jamais été publiés, mais également des essais présentant une perspective intellectuelle pleine de fraîcheur sur cet artiste très secret et sur la personnalité de l’homme derrière les photographies magnifiques. Le livre et l’exposition ont été conçus et co-organisés par Maria Morris Hambourg, qui a fondé le département photographie du Metropolitan en 1992 et connaissait personnellement Penn, et Jeff L. Rosenheim, le commissaire d’exposition actuel de ce même département.
A été demandé à chacun des deux curateurs de sélectionner trois images de l’exposition et de livrer leurs réflexions au rédacteur en chef et directeur de la création du magazine Luncheon, Thomas Persson. Les entretiens retranscrits fournissent un aperçu fascinant sur les circonstances dans lesquelles ces photographies ont été prises, et sur le processus créatif de l’artiste. Marlene Dietrich, un indigène de Nouvelle-Guinée, une femme nue et une nature morte destinées à Vogue, un poissonnier à Londres, deux mégots de cigarette… Les sujets de Penn sont variés et entraient tous dans son récit du monde, soulignant son talent inné pour raconter des histoires, comme ces quelques pages nous le montrent.
Aujourd’hui, nous vous présentons la deuxième partie de cette série, avec quelques commentaires de Jeff L. Rosenheim sur Tribesman with nose disc, New Guinea, 1970.
Thomas Persson: Cette image est prise en plan tellement rapproché que nous avons l’impression de regarder directement l’âme de cet homme. Je me demande si la série de portraits d’indigènes de Nouvelle-Guinée prise par Penn faisait partie pour lui d’une quête des origines de la nature humaine.
Jeff L. Rosenheim: Peut-être, mais ce portrait n’est pas plus rapproché que celui de Picasso, pris des années plus tôt, ou que celui de Colette. Toutes ces images ont un pouvoir visuel incroyable grâce à la proximité physique des visages. Nous nous trouvons plus près que nous ne le serions normalement, même avec les personnes que nous connaissons le mieux. Plus près même que notre propre reflet dans le miroir. J’ai observé cet homme pendant longtemps et j’y vois la capacité de Penn à se reconnaître de l’autre côté de l’objectif de son appareil. Regarder des photographies de personnes étrangères au monde occidental reste un sujet politique et polémique. J’étais un peu trop jeune pour être vraiment conscient de la situation internationale dans les années 60, mais j’ai constaté le rôle majeur joué par les médias dans le débat national concernant le mouvement des droits civiques et l’avancée vers la fin de la guerre au Vietnam. Je crois que ce qui a poussé Penn et le magazine à publier ces portraits de citoyens du monde, c’est la prise de conscience des débuts de la mondialisation moderne. Pendant des décennies, les États-Unis ont mené une politique isolationniste, et les images que Penn a prises au Maroc, en Nouvelle-Guinée et ailleurs ont donc été une révélation pour de nombreux Américains. Par ailleurs, ces photographies explorent des problématiques de base sur le rôle éthique du photographe dans notre société. Et ce sont des questions pertinentes, aujourd’hui comme hier.
Thomas Persson: Les photographies ethnographiques de Penn ont débuté à Cuzco au Pérou, en 1948…
Jeff L. Rosenheim: Oui, et je pense que c’est le lien qu’il fait dans son ouvrage de 1974, Worlds in a Small Room. C’est un si joli titre. Worlds in a Small Room commence avec Cuzco et passe en revue tous les portraits de fin d’année de Vogue. Il se conclut par le Maroc. En fait, c’est une métaphore. Worlds in a Small Room désigne l’appareil photo, la boîte, le studio ambulant. Penn avait la ferme conviction que s’il parvenait à faire entrer quelqu’un dans son studio (à la ville comme dans une tente de camp), qu’il s’agisse de T.S. Eliot ou d’un homme de Nouvelle-Guinée avec un disque nasal, il pouvait se produire quelque chose de magique. Et c’était le cas. Ces photographies nous parlent de la rencontre de deux êtres humains, qui respirent le même air. Issue de cette relation, une image sort de la pièce, de la « boîte ». Je m’intéresse à cette idée qu’un mannequin de Paris, Londres ou New York est aussi élémentaire, habillé ou déshabillé, aussi révélé ou caché que cet indigène. Je ne crois pas qu’il est plus authentique que Lisa Fonssagrives revêtue d’une robe sirène Rochas. Et pas moins non plus. Je n’établis aucune hiérarchie. L’indigène, comme Lisa, est un participant qui entre dans une performance muette avec Penn. Il s’adresse à l’appareil photo, et ce qu’il porte fait aussi partie de la performance.
Thomas Persson: Et à travers ses choix de sujets, il comble ces fossés.
Thomas Persson est rédacteur en chef et directeur de la création de Luncheon. Jeff L. Rosenheim est le commissaire des expositions photographiques du Metropolitan Museum of Art de New York.
Irving Penn : Centennial
Du 24 avril au 30 juillet 2017
The Met, Gallery 199
1000 5th Ave
New York, NY 10028
États-Unis