Pour commémorer le centenaire de la naissance d’Irving Penn, le Metropolitan Museum of Art a inauguré depuis le mois d’avril une grande exposition pour célébrer un des photographes les plus marquants de notre époque. Riche de plus de 200 tirages (pour la majeure partie issus d’un récent don de la Fondation Irving Penn), cette rétrospective est la plus complète à ce jour et explore toutes les périodes de la carrière prolifique de Penn, qui a œuvré durant soixante-dix ans. Après New York, l’exposition entamera une tournée internationale, avec un premier arrêt en France en septembre, au Grand Palais.
La publication du livre qui l’accompagne, Irving Penn : Centennial, est une occasion en soi. Non seulement il offre la plus grande sélection de photographies de Penn jamais compilée, y compris des travaux qui n’avaient encore jamais été publiés, mais également des essais présentant une perspective intellectuelle pleine de fraîcheur sur cet artiste très secret et sur la personnalité de l’homme derrière les photographies magnifiques. Le livre et l’exposition ont été conçus et co-organisés par Maria Morris Hambourg, qui a fondé le département photographie du Metropolitan en 1992 et connaissait personnellement Penn, et Jeff L. Rosenheim, le commissaire d’exposition actuel de ce même département.
A été demandé à chacun des deux curateurs de sélectionner trois images de l’exposition et de livrer leurs réflexions au rédacteur en chef et directeur de la création du magazine Luncheon, Thomas Persson. Les entretiens retranscrits ici fournissent un aperçu fascinant sur les circonstances dans lesquelles ces photographies ont été prises, et sur le processus créatif de l’artiste. Marlene Dietrich, un indigène de Nouvelle-Guinée, une femme nue et une nature morte destinées à Vogue, un poissonnier à Londres, deux mégots de cigarette… Les sujets de Penn sont variés et entraient tous dans son récit du monde, soulignant son talent inné pour raconter des histoires, comme ces quelques pages nous le montrent.
Aujourd’hui, nous vous présentons la quatrième partie de cette série, avec quelques commentaires de Jeff L. Rosenheim sur After-Dinner Games, New York, 1947.
Jeff L. Rosenheim: C’est une nature morte merveilleuse : chaque élément est lié aux autres. Même le coin du dé à numéros effleure la pièce d’échec, s’appuie sur la carte à jouer, qui elle-même est posée sur la tasse à café et la soucoupe, etc. Cette image nous offre une charmante leçon sur la manière de lire toutes les photographies de Penn. Il s’agit en grande partie de toucher, de poids et d’équilibre. Penn utilise subtilement ces éléments pour que notre regard se déplace dans toute sa composition. La façon dont ce procédé fonctionne ici est fascinante. Le dé avec le numéro soixante-quatre rencontre le dé à points dont on voit la face six et quatre. Six plus quatre font dix, ce que l’on retrouve avec le domino double cinq. Et ainsi de suite, avec des échos dans les couleurs et dans les formes. Bien sûr, la plupart des gens ne regardent pas la photo de cette manière, mais ce genre de résonances visuelles se retrouve dans les natures mortes, les images de mode, les portraits, et même dans les nus. La façon dont Penn construit ses photographies – chaque composition est un puzzle élégant – contribue à leur signification et à leur dramatisation tranquille. On voit vraiment que Penn établit sa méthodologie visuelle fondamentale dans After-Dinner Games. C’est quelque chose dont il s’est servi toute sa carrière durant. C’est peut-être la raison pour laquelle il semble avoir été très fidèle et passionné par les natures mortes : on en trouve cachées dans de nombreuses œuvres de Penn.
Thomas Persson: Les allumettes brûlées, les taches et la cendre de cigarette sont à l’opposé du glamour léché et perfectionniste qui caractérisait Vogue à l’époque, et pourtant ces détritus sont devenus la signature de Penn…
Jeff L. Rosenheim: Comme beaucoup d’artistes, Penn s’intéressait à ce qu’il reste après la disparition des choses. Nous pouvons y voir des détritus ou un symbole de l’existence : du rouge à lèvres sur un verre, une allumette brûlée. Ce sont des signes de vie, des synecdoques, des fragments que l’observateur doit remettre en place. C’est l’essence de la narration visuelle, quelque chose qui attire notre attention, intellectuellement et émotionnellement. L’une des raisons pour lesquelles nous semblons apprécier les sculptures classiques brisées – nous ne sommes pas trop gênés par le fait qu’il manque des membres ou même la tête du personnage – c’est que dans ce qu’il reste, même si ce n’est qu’un fragment, nous sentons la présence de l’artiste, la main du créateur ainsi que le passage du temps. Cette association est visuellement séduisante et intellectuellement provocante. Les premières compositions de Penn sont construites de manière à évoquer les suites d’une activité humaine. Les détritus sont-ils l’opposé de la perfection de la haute couture ? Peut-être, mais même dans ses portraits, il aurait pu mettre un tapis neuf sous ses modèles…
Thomas Persson: Mais il ne l’a pas fait…
Jeff L. Rosenheim: Il ne l’a pas fait et il a dû trouver que l’idée de perfection était inatteignable. Ou il faut le lire comme une idée négligeable. Il est difficile de l’atteindre, et lorsqu’un artiste y parvient, l’effet peut sembler trop évident. Les déchets apportent de la texture aux images, le signe d’une dégradation des choses à laquelle l’œil doit s’accommoder. C’est le grain de sel qui donne plus de saveur au sucré. C’est l’humilité de l’artiste qui transparaît. Il faut se rappeler que sur la plupart des autres pages du magazine figuraient des publicités et des photographies présentant une sorte de beauté distillée. Ce qui est important pour Penn dans le fait de laisser ces fragments visibles, c’est qu’ils retiennent l’attention des lecteurs, juste assez longtemps pour qu’il hésitent à tourner la page, pour quelques autres instants précieux.
Thomas Persson: Penn faisait partie de l’ambition qu’avait Alexander Liberman de moderniser Vogue, pour chambouler ce qui était alors un journal de société assez collet monté. Et tout le monde ne comprenait pas ses images quand elles venaient d’être imprimées, y compris l’éditrice de longue date Edna Woolman Chase. Que nous dit cette image sur la vie à New York en 1947 ?
Jeff L. Rosenheim: Il faut se souvenir que ces natures mortes ont été faites et publiées juste après les années de guerre. Le monde s’était effondré et se remettait lentement. Peut-être Penn a-t-il inclus ces éléments évoquant la destruction dans ses photographies pour évoquer subtilement le souvenir de la guerre, de tout qui s’écroule.
Thomas Persson est rédacteur en chef et directeur de la création de Luncheon. Jeff L. Rosenheim est le commissaire des expositions photographiques du Metropolitan Museum of Art de New York.
Irving Penn : Centennial
Du 24 avril au 30 juillet 2017
The Met, Gallery 199
1000 5th Ave
New York, NY 10028
États-Unis