C’est à Nadar que l’on doit l’expression « primitifs de la photographie », cette première génération de photographes français qui expérimentent de nouveaux procédés techniques et qui dotent la photographie d’une imagerie propre. Le Getty Museum à Los Angeles présente une exposition sur ces « primitifs », notamment Édouard Baldus (1813-1889), Gustave Le Gray (1820-1884), Henri Le Secq (1818-1882) et Charles Nègre (1820-1880), et se concentre sur la période des douze ans qui marquent l’utilisation du négatif papier en France. Real/Ideal: Photography in France, 1847-1860, dirigée par la commissaire Karen Hellman, montre des négatifs et des tirages de la collection du Getty Museum (dont de récentes acquisitions) mais aussi des prêts de nombreux autres institutions internationales.
L’exposition insiste sur les différentes expérimentations techniques concernant la prise de vue, le tirage, la diffusion et l’archivage. Cette époque marque le passage du daguerréotype au négatif papier puis au négatif sur plaque de verre ; les méthodes de tirages s’améliorent, notamment grâce aux avancées de Le Gray ; l’album et le journal sont, dès l’origine, les supports de prédilection de la photographie et l’époque connaît aussi des inquiétudes au regard de la conservation des images, d’où le recours à des techniques plus pérennes comme le cyanotype ou la photogravure.
Cependant, le propos de l’exposition – repris de manière très cohérente dans les différents articles du catalogue – se concentre surtout sur les tensions et les paradoxes qui traversent cette photographie des années 1850 à un moment de son histoire où elle n’a pas encore de véritable statut. Elle est considérée et utilisée comme une technique mécanique de reproduction du réel mais ceux qui la pratiquent nourrissent une aspiration plus proprement esthétique et se considèrent eux-mêmes comme des artistes. Le souci de reproduire le réel dans ses moindres détails côtoie l’envie de donner à l’image une nécessité et une beauté particulières c’est-à-dire, dans le langage de l’époque, une « interprétation ». Les photographies et les négatifs présentés dans l’exposition illustrent ces deux attitudes. Ainsi, les clichés qui proviennent de la mission héliographique de 1851, dont la visée est à l’origine strictement documentaire, côtoient les célèbres marines de Gustave Le Gray qui illustrent l’idéal du sublime romantique.
Depuis une dizaine d’années on réévalue la place de ces « primitifs » dans l’histoire de la photographie et Real/Ideal s’inscrit dans cette démarche. L’ensemble se distribue dans un parcours thématique qui présente l’état des recherches historiques actuelles. Aussi, la réussite de l’exposition et du catalogue tient à quelques images, discrètes mais dont la beauté désempare : un rocher, les traces d’un éboulement, des arbres au bord d’une route, une charrue, un hareng fumé, un tronc d’arbre. La modernité de ces clichés est incroyable, on en connaît les raisons historiques : ils dépassent les grands genres et thèmes de la peinture académique, ils élargissent le champ de ce qui peut être représenté en art et ils dotent la photographie d’une autonomie et d’un style propre. Au regard de la production artistique contemporaine, ces images paraissent, pour certains, ternes et datées, mais c’est en oublier la radicalité. On découvre (mais ne le savait-on pas déjà ?) que le génie de la photographie réside le plus souvent dans des images d’une banalité singulière. L’air de rien, ces clichés expriment ce qu’est ultimement l’expérience esthétique quand elle est sans chichi, sans bavardage et quand elle n’a besoin ni de scandale, ni de bruit, ni d’argent : un infime ravissement.
Hugo Fortin
Hugo Fortin est un critique en photographie basé à New York.
Real/Ideal: Photography in France, 1847-1860
Getty Museum
1200 Getty Center Drive
Los Angeles, CA
Du 30 août au 27 novembre 2016.
Catalogue Real/Ideal: Photography in Mid-Nineteenth Century France
Sous la direction de Karen Hellman, avec les contributions de Sylvie Aubenas, Sarah Freeman, Anne de Mondenard, Karlyn Olvido et Paul-Louis Roubert. 240 pages et 212 illustrations couleurs. J. Paul Getty Museum, Août 2016. 59,95$