Taschen publie ce mois ci un nouvel ouvrage du photographe américain Ralph Gibson dans lequel se succèdent ses meilleures nus. Graphiques, habilement composées, subtilement provocantes, parfois oniriques ou abstraites, ces photographies traitent la nudité avec raffinement. Ralph Gibson a posé son regard sur presque toutes les parties du corps féminin: les intimes, les dérobées, les plus évidentes, quelquefois éclipsées par la beauté simple du grain de peau. Mais certaines restent indomptables. Entretien.
Y a-t-il une femme ou un type de femme que vous préférez ? Pas vraiment. Je crois que le défi offert par le nu est de trouver quelque chose dans chaque corps, quelque chose de nouveau à découvrir dans chaque corps que je peux photographier. Et j’essaye à chaque fois.
Pouvez-vous nous donner quelques exemples ? Si vous avez un livre comme celui-ci, quand vous tournez les 400 pages, et que vous savez qu’à chacune d’elle vous allez trouver un nu, il est très important de créer une vraie distance conceptuelle entre les différentes images.
Y a-t-il une partie de l’anatomie féminine que vous préférez ? Pas vraiment. Je ne peux pas faire grand chose avec les oreilles. Ni avec les pieds. Pour chaque corps que vous voyez, certaines zones rendent mieux, alors ce sont celles-ci que je choisis.
Est-il possible d’être à la fois un peu voyeur et en même temps bien intentionné ? Oui, pendant les dix ou quinze premières secondes. C’est très excitant. Ensuite cela devient très académique. Les premières secondes sont sexys.
Pouvez-vous décrire votre expérience d’une séance de nu et de l’énergie qu’elle dégage ? Eh bien, une grande partie de ces photos ont été réalisées durant des ateliers en studio. Donc je fais deux ou trois ateliers par an, dans différents endroits à travers le monde. Il y aura toujours un endroit idéal pour faire des nus : des meubles intéressants, une pièce intéressante, une plage intéressante, quelque chose d’intéressant. Je travaille beaucoup avec ce que je découvre sur place ainsi que sur les formes. Il y a des années, mon ami Helmut Newton m’a dit que quand il travaillait avec des femmes blanches, il photographiait ces filles à la fin des soldes. Il avait tous les bijoux Bulgari, le maquillage déjà prêts, et les chaussures. Et à la fin de la séance, il faisait des photos plus personnelles. J’ai récupéré cette idée pour mes ateliers. Je n’ai pas envie de ramener une fille dans mon appartement à trois heures, dans des vêtements informes.
Vous étiez un proche d’Helmut Newton. Qu’est-ce que celui-ci vous a appris ou peut-être que lui avez-vous appris ?
Nous nous arrangions pour nous retrouver aux quatre coins du monde. Nous quatre, avec June et Mary Jane aussi. Je me rappelle, nous étions dans le désert de l’Arizona, nous regardions la serveuse. Et je lui demandai : « Penses-tu qu’elle le soit ? » Et il me répondit : « Je ne sais pas, qu’est-ce que tu en dis ? » La question était : Est-ce que nous pensions qu’elle était photogénique ? Au fil des années, nous avons poursuivi un long débat sur les qualités qui font que quelqu’un est photogénique. De par ma pratique, j’en suis arrivé à penser que c’est une personne qui s’imagine toujours être au milieu de la production d’un film ou d’une photographie, et projette cette image.
Alors ce n’est pas seulement une jolie fille ?
Non, souvent, vous rencontrez un modèle célèbre et elle est plutôt quelconque dans la vraie vie. Parfois vous rencontrez une femme de ménage et elle est probablement plus photogénique.
Dans votre travail, vous jouez beaucoup avec la lumière, les ombres, les contrastes, et les lignes. Pourquoi avez-vous adopté ce style ?
C’est quelque chose que je viens à peine de réaliser. Je pense que la lumière apporte quelque chose d’essentiel à la forme. Je dirais que le nu est essentiellement un travail sur la lumière.
Pourquoi la photographie de nu est plus un travail sur les parties et les détails que sur le corps dans son ensemble ?
Si je prends une photo d’une femme nue en exposant son visage, elle devient une personne spécifique. Ce pourrait être Mary Jane, nue. Si je prends une photo de son bras, c’est le bras d’une femme universelle. Je ne suis pas très intéressé par les portraits de nu.
C’est aussi une vision plus romantique ?
Peut-être. C’est aussi une vision plus globale.
Dans les années 70, vos photos ont révolutionné le nu. Pouvez-vous nous rappeler dans quelles circonstances ?
Je n’essayais pas de faire des images révolutionnaires. Je voulais faire des photos qui me satisfaisaient, moi. Elles étaient osées. J’ai redéfini le sens des images.
Certains photographes utilisent plus volontiers des appareils moyen format pour la photo de nu. Pourquoi utilisez-vous des Leica ?
J’ai décidé quand j’avais 21 ans que je pouvais réaliser mon potentiel avec les appareils télémétriques. Les deux meilleurs décisions que j’ai jamais prises de ma vie ont été de m’en tenir au Leica, et de faire du yoga tous les matins, encore aujourd’hui. J’aurais aimé faire bien d’autres choses avec la même « exigence ».
Que pensez-vous de la photographie de nu actuelle ?
Eh bien, je n’y prête pas beaucoup attention. Aujourd’hui, je suis dans mon studio, je joue de la guitare, je travaille sur mes compositions, sur mes livres, je fais des films, je prends des photographies, et j’aime voyager et voir de nouvelles choses. Je vais parfois voir des expositions. Eric Fishl m’a dit : « Allons voir l’expo Matisse au MET ». J’ai besoin de voir les œuvres des grands maîtres à ce point de ma carrière.
Qu’est-ce qui n’a pas été fait dans la photographie de nu ?
Une approche de la forme reste à découvrir. Nous avons exploré le nu depuis la Vénus de Willendorf, 25000 ans avant Jésus-Christ, et cela nous dit quelque chose sur la nature de ce sujet, c’est quelque chose que nous pouvons continuer d’étudier. J’appelle cela « Regarder dans le miroir psychologique du corps humain ».
Qu’est-ce que vous allez faire durant les prochains mois et les prochaines années ?
Je travaille à formuler mes pensées sur la photographie et l’art. J’ai un gros livre à finir, 200 pages sur mon travail, mes écrits, et mes influences. Je voudrais prendre tout ce que je sais sur la photographie et réussir à le mettre dans une seule photographie. J’ai écrit ça dans mon journal : « Je suis assez bon pour savoir à quel point je pourrais être bon ».
Propos recueillis par Jonas Cuénin
Nude
Ralph Gibson, Eric Fischl
26.8 x 35.7 cm, 336 pages
$ 69.99
ISBN: 9783836528269