J’ai rencontré Ken il y a quelque temps, par l’intermédiaire d’une connaissance commune, peu après la sortie de son premier livre. Notre conversation a naturellement porté sur sa vaste collection d’appareils photo, et avec sa dernière publication en perspective, le moment était idéal pour un récapitulatif complet de ses inspirations, de son processus créatif et de sa pratique photographique. Bonne lecture !
Nadine Dinter : Vous êtes connu pour vos photographies de rue classiques en noir et blanc, prises aux quatre coins du monde. Le mois dernier, vous avez collaboré avec votre frère, Rammy Narula, pour créer The Opposites, un livre qui juxtapose vos images monochromes à ses photographies couleur plus. Parlez-nous de la genèse de ce projet.
Ken Narula : La photographie de rue classique en noir et blanc est ma vocation, et The Opposites est né d’une discussion sur les raisons pour lesquelles les photographes perçoivent la même scène de manière si différente c’est le cas pour mon frère et moi. Bien que nous soyons tous deux publiés à l’international, nos approches sont on ne peut plus différentes. Je l’ai invité à partager une partie de son travail dans mon nouveau livre afin de créer un contraste non pas comme une collaboration, mais plutôt comme un article. Son style de couleur moderne, contrastant avec mon travail en noir et blanc, met en lumière comment un début commun a mené à deux parcours visuels distincts mais parallèles. Au final, The Opposites est devenu à la fois un contraste artistique et une sorte de marqueur historique.
Dans le livre, nous découvrons deux perspectives différentes sur le monde, ses habitants et ses lieux. Est-ce que vous et votre frère sortez photographier ensemble ?
KN : Non, jamais. Je pense que tous les artistes – et pas seulement les frères et sœurs – sont animés par des inspirations et des expériences différentes qui les poussent à prendre un appareil photo. Mon frère et moi avons toujours vu le monde différemment et abordons la photographie à notre manière. Ma passion est née très jeune, nourrie par la peur de perdre la vue et une fascination pour le monde, expérimentant avec des appareils photo et des objectifs au fil du temps. Son voyage est venu plus tard, stimulé par un moment unique qui l’a mis sur la voie.
Avez-vous une routine particulière avant de partir en shooting ? Une musique ou une météo préférée ?
KN : Sortir pour prendre des photos est le seul moment où je peux être pleinement présent. J’adore la musique, mais je ne porte pas d’écouteurs. La seule musique que j’apprécie pendant les séances est celle de la rue. À bien y penser, tout ce qui me déconnecte du moment présent – chapeaux, gants – j’essaie d’éviter autant que possible. Quant à la météo, en tant que photographe, je devrais probablement profiter du soleil, voire l’adorer. Mais ayant grandi principalement en Asie, je détestais les journées ensoleillées : elles me semblaient trop envahissantes, trop écrasantes. Vivant maintenant en Europe, je me surprends, comme tout le monde, à aspirer au soleil, mais cela n’a jamais influencé ma façon de photographier. Au final, je préfère une météo « émotionnelle » : si le soleil apporte le bonheur, tant mieux, mais si les nuages évoquent la solitude, c’est aussi là que je veux être.
Nombre de vos images semblent représenter des figures solitaires ou des moments d’introspection. Voyez-vous votre travail comme un reflet de ce thème, et pensez-vous que votre propre humeur influence l’atmosphère de vos photographies ?
KN : C’est une observation pertinente. Je pense que nous sommes souvent trop absorbés par nos propres pensées ; il est vrai que nous ne pouvons vraiment connaître que ce que nous ressentons. Mais lorsque je vois quelqu’un marcher seul ou regarder par la fenêtre, perdu dans ses pensées, je me demande : si nous pouvions sortir de nous-mêmes, ne serait-ce qu’un instant, et ressentir véritablement de l’empathie pour les autres, que ressentirions-nous ? Le monde deviendrait-il plus compatissant ? Partagerions-nous leur joie ou leur douleur ? C’est peut-être pour cela que je suis attiré par les moments de solitude et de contemplation dans mes photographies ; non pas comme une évasion, mais comme une tentative de connexion avec quelque chose de plus profond, au-delà de nos propres egos surdimensionnés.
Bien que vous n’indiquiez pas de lieux dans les titres de vos œuvres, il est clair que vous photographiez dans différents pays. Quel endroit vous a le plus inspiré ?
KN : Voyager, être spontané et se perdre ont toujours été mes plus grandes inspirations. Je me suis arrêté dans de nombreux aéroports, choisissant au hasard ma prochaine destination en fonction du tableau des départs. Ce n’est jamais un lieu en particulier qui m’inspire, c’est l’expérience, surtout celles qui sont les plus difficiles à photographier. Lors de mes récents voyages, j’ai vu de tout, des personnes consommant des drogues dures devant les gares allemandes aux fêtes endiablées sur les plages des Philippines. La vraie question est : comment capturer des moments authentiques sans envahir l’espace de quelqu’un, tout en immortalisant l’essence de cet instant ? Je ne prends pas toujours l’appareil photo, mais ce sont ces émotions brutes et sans filtre du quotidien qui m’inspirent ces derniers temps.
Pourriez-vous imaginer échanger les rôles avec Rammy et prendre une série de photos en couleur ?
KN : Non, je ne pense pas. Ce qui me plaît le plus dans la couleur, c’est dans ces photos classiques et vintage de style Eggleston – et je prends aussi des photos personnelles de cette façon. Mais pour l’instant, je n’arrive toujours pas à faire ressortir l’émotion avec la couleur de la même manière. Le noir et blanc me procure des sensations plus profondes.
Comment la photographie s’intègre-t-elle à votre quotidien ?
KN : La photographie est à la fois ma motivation et mon échappatoire : deux voies apparemment opposées qui, pourtant, coexistent. Avoir un appareil photo en main me pousse à explorer de nouveaux lieux, à découvrir d’autres cultures et à rencontrer des personnes avec des histoires différentes de la mienne. Pourtant, cette même motivation est aussi une échappatoire. Elle allège le poids de l’inquiétude, atténue la solitude et adoucit le vide que l’on ressent parfois, même lors des journées les plus intenses.
Quel appareil photo et quel objectif privilégiez-vous pour votre travail ?
KN : J’ai mes préférés, mais je m’efforce de changer constamment et de photographier avec des nouveautés. Dernièrement, j’utilise les derniers appareils et objectifs haute résolution Leica et Hasselblad. Le résultat est bien plus moderne que mon style habituel, mais ce défi ajoute une dimension intéressante : pour le meilleur ou pour le pire, la photographie est devenue un art facile. Aujourd’hui, presque tout le monde peut prendre une photo raisonnablement bonne.
Quelle a été votre rencontre photographique la plus mémorable ?
KN : Il existe de nombreuses histoires grandioses, et rencontrer des personnages légendaires au cours de ce voyage a été une expérience incroyable. Mais laissez-moi vous raconter un moment simple qui s’est produit récemment. J’étais à un feu rouge à Porto lorsque j’ai remarqué une femme à l’arrière d’une voiture, les yeux emplis de tristesse. Je l’ai prise en photo, et même si l’image n’était pas particulièrement remarquable, le moment est resté gravé dans ma mémoire. Des semaines plus tard, à Londres, je l’ai revue, assise dans un restaurant. J’ai dû vérifier, mais aucun doute : il s’agissait bien de la même personne. Il s’est avéré que son chien était décédé ce jour-là à Porto, ce qui expliquait sa tristesse. C’était l’un de ces rares moments en boucle fermée dans la photographie de rue, où l’on a l’occasion de révéler l’histoire derrière une photo.
Quels conseils donneriez-vous à la prochaine génération de photographes de rue ?
KN : En réalité, cette génération de photographes n’a pas besoin de conseils : ils sont pratiquement nés avec un appareil photo ! Mais si je devais donner un conseil, je dirais qu’il faut aller au-delà de l’esthétique. De nos jours, de nombreuses photos sont techniquement parfaites : le ciel a la couleur parfaite, les ombres tombent juste, le contraste est parfait. Pourtant, elles manquent souvent d’émotion. La photographie ne se résume pas à l’apparence d’une image, c’est aussi une question de connexion. Sans cela, même la photo la plus parfaite peut paraître vide.
Pour en savoir plus, consultez le compte Instagram de l’artiste : @wetzlar_com
À propos du livre :
Auteur : Ken Narula
Titre : The Opposites
ISBN : 978-3-96999-335-4
Textes de Steve McCurry et Richard Kalvar
80 pages, 55 images
Couverture rigide
29,7 x 30 cm
Prix : 40 EUR