Publié par Le Bec en l’air dix ans après sa réalisation, « Jeudi 15 h », vient de recevoir le prix Nicolas Bouvier. Un essai dur et frontal déstabilisant de justesse et de lucidité. Dans une société contemporaine individualiste en perte de mysticisme, la mort est contournée, crainte, fantasmée, parfois niée au profit d’un rêve mégalomaniaque d’immortalité que la science fait luire. La médecine ne peut pas tout, si ce n’est, dans le cas de Xavier, prédire sa mort inévitable et proche. Dans un exercice de portrait dont se dégage la force du médium et les étapes irrégulières de cette mort annoncée, Steeve Iuncker a documenté ses deux ultimes années selon un rituel strict. Chaque jeudi, à 15 heures, il retrouve Xavier pour une séance au cours de laquelle chacun est tour à tour photographe et sujet, à la merci de cet entremetteur puissant qu’est l’appareil photo le temps de douze poses. La photographie devient le terrain d’expression des émotions induites par la vie plus que par l’approche de la mort : la joie, la rage, le désespoir, le jeu, le déni, la soumission, la cruauté, parfois, des poses imposées, l’ironie de se prêter à un exercice dont le résultat survivra à l’un comme à l’autre, un exercice auquel, par la force de l’habitude, ils ne peuvent échapper comme on ne peut échapper à la mort. Le systématisme du protocole rend palpable et clair le dispositif de représentation complexe mis à l’oeuvre dans l’acte du portrait. L’un et l’autre en jouent, consciemment ou non. Les traits se creusent, le corps agonise, la peau se grise – la couleur intervient parfois, rendant palpable cette réalité que la répétition rend secondaire et qui ne marque que lentement -, les regards s’animent et s’assombrissent au hasard des humeurs, envahissant l’image comme s’ils ne restaient qu’eux, racontant irrémédiablement l’indicible. Quelques mots, de Xavier, sur le choix d’une photo favorite de chaque rencontre, complète cette étude du portrait avec la mort comme seule limite.
Laurence Cornet
“A jeudi 15 h”
Photographies de Steeve Iuncker
Préface de Christian Caujolle
Editions Le Bec en l’air (2012)
45 euros