Le samedi 8 octobre à 21h30, place Gauquelin–Despallières à Bayeux retentirent des applaudissements exceptionnels d’intensité. A l’occasion de la 23ème édition du Prix Bayeux Calvados des Correspondants de guerre, une houle de félicitations a littéralement déferlé du haut du chapiteau à la scène où se déroule chaque année la remise du palmarès.
La main sur le cœur, lèvres tremblantes, Yannis Behrakis vient de recevoir son 2ème prix de la soirée : le « Prix Photo AFD grand public ». Homme de cœur et photographe engagé, il tient son trophée à la main et vient d’annoncer, par respect pour les Bayeusins et Bayeusines, qu’il fait don du montant du Prix, 3000 euros, à Médecins Sans Frontières.
Yannis Behrakis cumule déjà en 2016 plusieurs titres : le prix Pulitzer à New York, celui du photographe de l’année du Guardian à Londres ou celui du festival de journalisme à Tokyo. Mais son émotion, toujours aussi intacte qu’une première fois, lui fait verser des larmes, qu’il tente de masquer avec sa main. Le public ne s’y trompe pas et se lève spontanément pour applaudir à tout rompre parmi des bravos et les sifflets de félicitation. L’auditoire de Bayeux, qui en a connu bien d’autres, tient à manifester une profonde reconnaissance au photographe grec, ici chez lui, depuis son 1er prix sur l’Afghanistan en 2002. L’ovation dure quelques bonnes minutes.
« Mon cœur bat vite », dit Yannis Behrakis, qui a vu la guerre arriver chez lui en Grèce. « Elle est venue frapper à ma porte et je me devais de tendre la main à tous ces « rescapés » fuyant les horreurs de la guerre, en situation catastrophique. » « La peur au ventre et le ventre vide » comme l’a rappelé Jean-Léonce Dupon, co-fondateur du Prix, vice-président du Sénat lors de son discours d’ouverture.
Loin de tous les clichés et fier de l’hospitalité de tous ses concitoyens, lauréat comblé mais tout soucieux d’humilité, il raconte comment il voyait en pointillé parmi toutes ces jeunes filles embarquées sur ces radeaux de fortune, ces zodiacs du désespoir, le portrait de sa grand-mère fuyant l’incendie d’Izmir en 1922. Une grand-mère sauvée par la Marine française, venue à Marseille pour travailler, le temps de gagner de quoi payer son voyage de retour en Grèce.
Très imprégné par ces valeurs humanistes reçues en héritage, les temps de crise sont pour Yannis Behrakis l’occasion de « savoir qui vous êtes ». Fils de général d’armée, bousculé par les pérégrinations paternelles « j’ai l’impression de faire de mes reportages dans le monde le prolongement de mes 9 écoles dans 12 pays », précise-t-il en assurant combien tous les jeunes lycéens de Bayeux ont la chance chaque année de garder grand ouverts leurs yeux sur l’actualité internationale.
Pour dénoncer avec Jean-Léonce Dupon une Europe de « non-accueil », il espère la mise en place de démarches humanistes, qui ouvrent des vraies fenêtres d’espoir dans l’accompagnement et la reconstruction. A condition d’obtenir le soutien de la presse, ce que souhaite vivement Patrick Gomont, maire de Bayeux : « Chaque fois, le public est au rendez-vous. Il y avait près de 30.000 personnes l’an dernier. Et c’est sans doute là le principal témoignage de Bayeux : la marque de l’intérêt de nos concitoyens pour le travail des journalistes et l’attente qu’ils expriment pour davantage de fond, de clefs de compréhension, de recul et d’analyse sur un contexte national et international complexe et tendu. »
La violence contre les migrants surgit parfois sur nos écrans, théâtres virtuels de toutes les turpitudes médiatiques ou politiques étroitement mêlées dans la boucle de leur indécente précipitation. A Bayeux, le business de la peur ne bat pas tambour et ne fait pas son plein d’un populisme tout aussi menaçant. Il faut les photographies de Yannis Behrakis pour réveiller notre conscience. Près d’Idomeni en Macédoine, sous une pluie battante, un père tient dans ses bras protecteurs sa jeune enfant, accrochée à son cou telle l’ultime bouée de sa courte existence, pour mieux lui donner un tendre baiser de réconfort pour arrêter le temps.
Une vigilance s’impose contre l’accoutumance à toutes ses images « d’enfance profanée » selon les propres termes de Jean-Claude Guillebaud, président du Jury. La liste serait trop longue.
Avec courage politique, Jean-Léonce Dupon a formulé le questionnement le plus pertinent dans l’urgence du moment : « Ne faut-il pas que la communauté médiatique en particulier s’interroge sur son mode de fonctionnement qui transforme un outil de compréhension en caisse de résonance, voire d’amplification des peurs et des angoisses ? » « Les bonnes questions sont faites pour résonner longtemps en nous », a écrit Norman Mailer, expert en « noirceurs de l’âme humaine ».
Dans l’impatience déjà de revivre à Bayeux 2017 cette guerre des images et ces images de guerre de tous les Yannis Behrakis, Olivier Jobard, Aris Messinis, comme tant d’autres, honneur du métier et Homère contemporains de toutes ces permanentes Odyssées de l’errance vers notre Europe au bord du naufrage humanitaire.
Alain Mingam, Président du Prix Photo AFD