L’exposition des cinq nominés du Prix AOYF de photographie des droits humains 2023 s’est achevée au Centre de la Photographie Genève. Visite rétrospective de cette exposition pensée autour du thème « Droits humains 3.0 », ou notre rapport au quotidien avec les nouvelles technologies.
La Fondation suisse Act On Your Future, dont le principal objectif est de promouvoir les droits humains, décerne depuis 2015 un Prix de Photographie qui récompense le travail d’artistes photographes en cours d’études ou fraîchement diplômés. Chaque année, un thème lié aux droits humains est donné et cinq artistes émergents issus d’écoles d’art européennes partenaires du Prix sont sélectionnés pour exposer durant un mois au Centre de la Photographie Genève.
Cette année, c’est donc autour des nouvelles technologies versus les droits humains que les artistes photographes ont été invités à travailler, et parmi les cinq projets sélectionnés, l’exposition nous montre à quel point le numérique, l’intelligence artificielle et tous les nouveaux outils technologiques irriguent actuellement un champ illimité des possibles. Pour le pire ou pour le meilleur, cela reste encore à voir…
C’est Luísa Tormenta de l’ECAL (Lausanne) qui ouvre l’exposition avec l’installation vidéo « Can I hear from you? » réalisée en 2022, un triptyque d’écran HD affichant des échanges écrits et des images mouvantes où apparaissent deux figures : un avatar créé de toutes pièces et le propre corps de l’artiste déformé. Les deux figures semblent se chercher des mains mais ne se touchent jamais, et pour cause. Il est ici question de la fragilité des relations nouées sur le net et de l’impact que peuvent avoir les nouveaux modes de communication sur les sensibilités humaines. Luísa Tormenta s’est notamment inspirée d’un réseau social de correspondance numérique où les utilisateurs, sans jamais se voir réellement ni se rencontrer « en vrai », échangent des courriers digitaux et fondent une amitié purement virtuelle. Confier et vivre sa vie personnelle via des outils numériques, cela semble étrange et pourtant c’est bien ce à quoi nous nous exposons quotidiennement à l’heure des réseaux sociaux et des plateformes vidéo.
Rodrigo Alcocer de Garay de l’école HGB (Leipzig), qui a reçu la mention spéciale du jury cette année pour « Downtime », explore quant à lui la circulation des images sur le web, en compilant des captures d’écran d’intérieurs inoccupés et des performances érotiques provenant de plateformes de sexcamming. Ces captures sont ensuite classées par l’artiste à l’aide de l’intelligence artificielle qui a préalablement rangé les images par couleurs, puis tirées sur des diapositives argentiques et exposées dans des caissons lumineux. Avec brio, l’artiste fait ici dialoguer toutes les expressions photographiques (argentique, numérique), la main de l’homme et celle de la machine, alors que la sémantique du projet met en lumière le business de la consommation d’images. « Je pense que les plateformes de sexcamming sont un exemple extrême de ce que les économies de plateforme basées sur les images peuvent faire. D’une part, elles offrent aux travailleurs du sexe des possibilités de gains financiers, d’émancipation et de protection contre les dangers physiques, et permettent à d’autres corps d’être présentés de manière érotique en tant qu’objets de désir. Mais en tant que plateformes qui gravitent autour de l’économie du travail, elles finissent par être des agents d’exploitation, elles exigent une présence et une personnalité en ligne quasi permanentes si l’on veut y gagner de l’argent, le travailleur est livré à lui-même et les performeurs sont plus vulnérables au harcèlement. »
Ce détournement de l’image par l’humain et/ou par le web, c’est aussi ce que l’on retrouve dans le travail de Yingying Zhang, du Royal College of Art de Londres. Cette artiste photographe chinoise s’interroge sur le genre dans l’intelligence artificielle et la robotique. Qui sont derrière ces outils numériques et ces algorithmes ? Le plus souvent, des hommes. C’est donc via des sensibilités masculines que certains outils de reconnaissance d’images ou autres sont construits. Avec la série « Release », l’artiste s’attèle à prendre à défaut ces outils numériques en intégrant dans différents environnements son portrait devenu un spectre méconnaissable, grâce à un mouvement incessant du corps et un temps de pose long. « J’ai réglé mon appareil sur le mode d’exposition longue et j’ai utilisé la torsion naturelle de mon corps pour créer les images. Je me suis transformée en une forme intangible, une chose mystérieuse, instable et menaçante. Elle se diffuse dans l’espace avec une dynamique libre difficile à dissimuler, apparemment douce mais imparable. (…) Cette fois, les moteurs de recherche ne peuvent plus m’identifier. Pour moi, c’est l’expression d’une résistance visuelle. Je ne suis plus un modèle à définir par la technologie et la société. »
D’autre part, Yue Cheng et son installation immersive « Nuit Blanche » questionne le développement urbanistique dans le monde et son impact sur notre environnement naturel, sur la faune, la flore, et recréé ainsi un univers onirique où la ville et l’homme finiraient par être ensevelis par tant de développements technologiques.
L’exposition se termine enfin avec le lauréat du Prix AOYF 2023, Thaddé Comar, également de l’ECAL Lausanne. En 2019, il s’est rendu à Hong Kong quand le soulèvement contre le gouvernement chinois a commencé, alors qu’il travaillait déjà avec la photographie sur le phénomène des mouvements sociaux, des black blocs et des systèmes de surveillance développés par les états. En résulte la série « How was your dream? », que l’on peut également retrouver dans le livre dédié publié par les éditions Mörel Books. L’artiste étudie ici l’impact des nouvelles technologies sur les mouvements protestataires, la façon dont ils sont surveillés et réprimés. La reconnaissance faciale est notamment au cœur du projet avec une série de portraits de manifestants usant de différentes méthodes pour déjouer les drones qui photographient et classent les individus dans des fichiers de police.
Plus inscrit dans la photographie documentaire que dans le photojournalisme, l’artiste a à cœur d’ancrer cette série dans la durée, à l’inverse de la façon dont les images se consomment aujourd’hui, à peine vues et déjà oubliées.
Comme un témoignage sur le long terme, Thaddé Comar livre ici un récit visuel qui sera prochainement exposé dans sa globalité, grâce à une dotation de 10 000 CHF offerte avec le Prix AOYF.
Marie Pellicier
25 mai 2023
Exposition du Prix AOYF 2023
Centre de la Photographie Genève
Centre de la photographie Genève
Bac — Bâtiment d’art contemporain
28, rue des Bains,
CH — 1205 Genève
Nominés : Rodrigo Alcocer de Garay (mention spéciale du jury), Yue Cheng, Thaddé Comar (projet lauréat 2023), Luisa Tormenta et Yingying Zhang.
Lauréat : Thaddé Commar
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