Les célébrations officielles, généralement ennuyeuses, ont parfois le mérite de générer des initiatives lumineuses. Si l’établissement, il y a quatre cents ans, des relations diplomatiques entre les Pays-Bas et la Russie ne semble pas forcément une date essentielle dans l’histoire mondiale, ce prétexte bienvenu donne lieu à une passionnante exposition, présentée à Foam, le musée de la photographie d’Amsterdam : « Primrose – Russian Colour Photography ». Quatre salles, quatre étapes, pour couvrir plus d’un siècle de production et traverser l’Histoire avec un grand H, des tsars à l’underground en passant par la Révolution de 1917, de l’album de famille à l’héroisation avant d’en arriver à la provocation lucide. Tout cela parce que, depuis l’invention de la photographie qui naquit en noir et blanc, l’homme n’a cessé de vouloir la parer de couleurs, pour se rapprocher du réel, pour égaler le peintre ou pour bâtir de nouvelles esthétiques.
On ne pourrait faire qu’un seul reproche à l’ensemble, étonnant, fort d’inédits spectaculaires, structuré avec une belle lucidité : pour avoir, après l’avoir parcourue seul, eu la chance de visiter l’exposition en compagnie d’Olga Sviblova, qui a plongé dans l’énorme collection qu’elle a constituée pour la Maison de la Photographie de Moscou et a structuré ce fonds unique, on aimerait davantage d’informations, davantage de clés à l’intérieur de l’accrochage lui-même. On espère que le catalogue sera possible, qui viendra combler cette lacune relative.
Le parcours est chronologique et, si la première salle, dédiée au XIXème siècle et aux débuts du XXème, offre un panorama sans véritable surprise des différents modalités de colorations manuelles d’épreuves en noir et blanc, elle permet de souligner à quel point la Russie était européenne avant la révolution bolchévique. Portraits de studio de l’aristocratie, belle série de souvenirs de service militaire, datant des environs de 1910, pour des poses en pied aux uniformes savamment repeints, peu de surprises en somme, si ce n’est quelques anonymes, dont un mystérieux portrait d’une poétesse et des groupes de tatars, caucasiens ou ukrainiens en costumes nationaux. Le chromo architectural s’enrichit parfois de nacre mais reste dans les canons du genre et c’est l’image anonyme d’une femme forte, repeint avec une certaine maladresse, qui retient l’attention. Il s’agit d’une commerçante et elle illustre l’apparition et la montée en puissance de la bourgeoisie qui va s’imposer aux côtés d’une aristocratie qui va peu à peu perdre le contrôle économique, avant d’être chassée du pouvoir. La belle histoire, qui accompagne en s’en différenciant les séduisants et délicats autochromes de Peter Ivanovich Vedenisov, est celle de Serguei Produkin-Gorsky. Au même moment que les frères Lumière, en 1902, il met au point une technique de prise de vue et de tirage en couleurs, utilisant un procédé en trichromie et il sera fortement soutenu par le tsar Nicolas II, grand amateur de photographie comme toute sa famille. Les petites épreuves sont d’une rare précision et le tirage en grand format d’un portrait de Gorsky âgé, qu’il commercialisera, retient vraiment l’attention. L’histoire vient traverser le destin de Produkin-Gorsky qui quitte son pays après la révolution et finit par travailler avec …. les frères Lumière.
La seconde étape est, elle, autrement impressionnante. Elle met face à face de beaux exemples du pictorialisme, vaporeux à souhait, utilisant les techniques de tirage propres à une école pensant que la photographie ne saurait être considérée comme l’un des beaux-arts que si elle ressemble à la peinture à un ensemble unique d’Alexander Rodchenko. Si les pictorialiste russes, grands amateurs de concours internationaux auxquels ils envoyaient leurs épreuves pour décrocher des médailles au même titre que leurs collègues de Paris, Londres, Cologne ou New York, ils sont eux aussi confrontés au bouleversement politique. Vasili Ulitin, par exemple, tente de gagner les grâces du nouveau pouvoir en adaptant ses thématiques : avec son portrait d’un « Soldat de l’Armée Rouge », qui semble dessiné au pastel et au fusain il espérait vraisemblablement échapper aux critiques de « bourgeois » et « réactionnaire » que ne pouvaient manquer de susciter des nus ou sous-bois éthérés. Dès lors, le « réalisme » devient clairement politique, le rouge devient la couleur dominante et, si l’on excepte une nature morte publicitaire pour des parfums due à Alexander Khlebnikov, merveille de délicatesse, la torsion idéologique du réel est omniprésente. Grandiloquente ou illusionniste, elle fait l’éloge des marins sur fond de drapeau flottant au vent ou, alors que la disette est terrible, présente dans des natures mortes parfaites des citrons ou des fruits qui n’existaient plus « en vrai ».
Le choc de l’exposition, c’est incontestablement Rodchenko. En une douzaine de grands formats parfaitement choisis, dont près d’une moitié d’inédits, nous passons du photomontage adhérant sans problème à la Révolution à une désillusion qui se marque par un romantisme sombre. Entre le photomontage réalisé à la mort de Lénine et la vision virée au bleu d’une scène de ballet, parfaitement pictorialiste, Rodchenko a perdu la foi. Et son statut d’artiste officiel. Montages, tirages inversés du négatif, aplats de couleur sur une partie de l’épreuve, repeints soulignant la structure laissent place à une langueur – toujours en négatif – colorée accompagnant le film « Albidum ». Majestueux et sensuel, immensément triste aussi, le grand portrait de sa nouvelle muse, Regina Lemberg, dont il a simplement souligné les lèvres de rouge, est un chef-d’œuvre. Il n’avait jamais été montré.
Dimitri Baltermans est reconnu comme l’un des plus importants photographes de guerre, un des plus puissants auteurs documentaires, de la seconde guerre mondiale entre autres. On n’avait pourtant jamais vu un ensemble de ses travaux en couleurs, en tirages d’époque, qui occupent l’essentiel de la troisième salle de l’exposition. La domination du rouge et des teintes chaudes s’impose, entre image de propagande – Kroutchev – et chronique du quotidien. Cadrages fermes, volonté de narration, de témoignage, chez ce collaborateur de presse qui publia beaucoup les images permises par l’importation des pellicules Agfa puis Kodak et fut l’un des collaborateurs phares d’Ogoniok, la lumière vibre et il se laisse aller, comme dans une étonnante image verticale de vitrine présentant des chapeaux – rouges… – à laisser place à une forme de surréalisme lorsque la ville de Moscou se reflète dans l’étalage. Il se laisse aller avec davantage de souplesse à chroniquer, sur la fin, les scènes du quotidien lorsque, après l’ouverture du Parc Arbat, les moscovites viennent, au temps d’une première libéralisation, s’essayer à une expérience des loisirs en fin de semaine.
La conclusion, tout aussi précise dans sa sélection, allant à l’essentiel, rappelle que l’histoire visuelle peut se réapproprier, avec de tout autres propos, des techniques passées. En accrochant, face aux petits formats parfaits de Boris Mikhailov de la série « Luriki » des portraits de studios recolorés, Olga Sviblova nous renvoie une fois de plus à l’histoire. Loin d’ « enrichir » des épreuves, l’artiste de Kharkov, dès la fin des années soixante-dix force le trait, questionne le réalisme par les teintes exacerbées qu’il étale en aplats sur des portraits trouvés. L’artiste n’est plus seulement celui qui prend la photographie mais celui qui lui donne un sens final, la met en forme, met en crise sa relation au réel et ses conventions. Déplacement du champ qui s’articule entre le social et l’esthétique pour retrouver l’apparence des chromos de jadis et les rendre explosifs aujourd’hui. On s’assoit enfin sur un banc et l’on regarde, projetées en petit format, sans aucun spectaculaire, telles qu’elles le furent à l’époque, les diapositives mêlant nus – non esthétisants -, moments de franche provocation, détails du désordre soulignés au flash. Une jeunesse turbulente, déjantée, sans construction apparente. Exactement ce qui était présenté, la nuit, dans des ateliers, des chambres de jeunes artistes qui buvaient beaucoup de vodka et qui ne savaient pas encore que leur underground aux couleurs mal ficelées d’images amateur disait que ce monde là allait exploser. La pertinence de la présentation, sans spectaculaire ni volonté de reconstitution » à l’identique » n’en est que plus grande.
En traversant un siècle de photographies approchant la couleur en Russie, l’exposition, par un choix rigoureux des images et parce qu’elle ne cède jamais à la seule séduction, rappelle salutairement que l’histoire d’une technique n’a de sens que par rapport à la façon dont les procédés s’inscrivent dans une histoire plus globale. Une question d’actualité.
Christian Caujolle
Primerose, Russian Colour Photography
Du 25 janvier au 3 avril 2013
Foam
Keizersgracht 609
1017 DS Amsterdam
Pays-Bas
T +31 (0)20 5516500
Ouvert tous les jours de 10h à 18h (nocturne le jeudi et vendredi jusqu’à 21h)