Septembre 1974 : Un appel de Roger Thérond alors patron de PHOTO.
“Lartigue vient de faire le portrait officiel de Giscard. Je viens de voir la photo, elle est formidable. Vas voir demain Jacques et Florette, l’histoire est belle. »
L’histoire ; la voici , telle qu’elle fut publiée le mois suivant dans PHOTO.
Le Président Lartigue
Le mardi 20 août, dans l’appartement parisien des Lartigue, rue de Longchamp, le téléphone sonne. “Ne quittez pas, dit une voix, Valéry Giscard d’Estaing désire vous parler”. Lartigue manque de pouffer, se demande un instant s’il va raccrocher au nez du mauvais plaisant ou lui répondre par quelque boutade, mais se souvient in extremis que son éditeur français lui a fait part, quelques jours auparavant, d’un appel de l’Elysée qui cherchait son numéro de téléphone.
Lartigue, amusé par la bévue qu’il a failli commettre, attend donc.
Une autre voix, aimable et ferme, se fait entendre. Celle du Président en personne “J’aimerais que ce soit vous qui fassiez mon portrait officiel” -”J’en suis fort honoré, M. le Président, mais je ne suis qu’un amateur, je ne serais pas à la hauteur d’une telle tâche” – “Mais si, insiste Giscard d’Estaing; d’ailleurs je connais vos photos, vos livres et je les aime. Je suis sûr que vous vous débrouillerez fort bien. Venez donc me voir demain à l’Elysée pour en discuter…”
Jamais à l’Elysée, on n’avait fait de photo moins officielle
Le lendemain, Jacques-Henri et Florette Lartigue rendent visite au Président.
Comme ils ont prévu d’aller au cinéma sur les Champs-Elysées aussitôt après l’entrevue, ils se sont munis, selon leur habitude quand ils se trouvent ainsi “en ville” à pareille heure, d’un léger casse-croûte que Florette porte dans le panier.
Dans le bureau présidentiel, Giscard d’Estaing les reçoit, entouré de ses trois chiens. Ces derniers, évidemment, ont aussitôt flairé le parfum des sandwiches.
Tandis que Lartigue fait part au Président de ses réticences et que son interlocuteur le rassure et le convainc tout à la fois, Florette n’a d’autre moyen de soustraire le panier à la convoitise des chiens que de le hisser sur sa tête…
Jacques-Henri Lartigue, finalement, a accepté. “Mais, a-t-il lancé à son illustre commanditaire, ne me faites pas décapiter si les photos sont ratées !” – Promis, a répondu le Président. Si elles sont ratées, nous les recommencerons.”
La séance est fixée au lundi suivant.
En attendant le jour fixé pour “tirer le portrait” de celui qui sera “son” troisième président (n’avait-il pas déjà, à l’âge de sept ans, par pur hasard, pris un instantané de Loubet se promenant en calèche au Bois, puis, un demi-siècle plus tard, celui d’un sénateur américain nommé John Kennedy?), Lartigue repense aux consignes de Valéry Giscard d’Estaing : il faut une photo simple, gaie, sans apprêt; dégagée, en somme, de la tradition perpétuée (ou subie) par tous les hôtes précédents de l’Elysée.
Le portrait sera donc pris, pour la première fois, en extérieur, dans le décor du palais de l’Elysée seulement décoré de deux drapeaux tricolores, immenses, l’un côté cour, l’autre côté jardin. Et comme le Président lui a semblé très fier de son bronzage, Lartigue imagine déjà de cadrer son visage sur le fond blanc du drapeau…
Le lundi 26 août à onze heures, Lartigue arrive, au volant de sa Renault 6 décapotable, devant les grilles de l’Elysée. Il est accompagné de Florette et d’un assistant, Eric Brissaud, vingt-trois ans, jeune photographe qu’il a parrainé lors des dernières rencontres d’Arles. Il descend de la voiture et demande aux gardes un peu surpris “s’il peut se garer dans la cour du palais, pour éviter tout risque de vol”. Prévenus, ils acceptent.
Un autre photographe est déjà sur les lieux: Hugues Vassal, de l’agence Gamma, qui couvrira le reportage de la séance officielle.
Le Président les reçoit. Il est vêtu d’un costume bleu marine, chic, discret et de bon ton.
A onze heures cinq, le Président prend la pose, sur le perron, côté Saint-Honoré.
Devant Vassal médusé qui a, lui, apporté une caisse de matériel, Lartigue sort d’un cabas en plastique un petit pied photographique dont le plus profane des amateurs ne voudrait pas, une paire d’espadrilles qu’il n’osera pas chausser (contrairement à son habitude) et un objectif de 200 mm. D’un autre sac, en osier celui-là, il extrait deux boîtiers Pentax et un petit Leica qu’il a apporté pour Florette. Lartigue cherche son 50mm, ne le trouve pas. Il faut se rendre à l’évidence, il l’a oublié. C’est dans une voiture présidentielle que son assistant ira le chercher.
Lartigue commence à photographier, du fond de la cour, son boîtier sur pied à vingt mètres du Président. Le drapeau tombe mal, fait des plis capricieux ou recouvre le modèle. Florette le retend. Lartigue se rapproche. Le 50mm étant arrivé, il change donc d’optique et travaille maintenant à la main. Le Président lui répète qu’il souhaite une photographie à la façon de clichés de Kennedy qu’il a vus dans un livre dont il a oublié le titre. Plus étonnant encore, il demande à Lartigue de doubler toutes ses photographies en noir et blanc car, personnelement, il préfère cela. Lartigue bougonne, affirme que la couleur est plus gaie, puis consent. En fait, sur les trente-cinq photos qu’il réalisera ce jour-là, dix à peine le seront en noir et blanc.
Lartigue revient ensuite au 200mm. Comme tout personnage qui pose, Giscard d’Estaing a la bouche tendue, crispée même. Le photographe, silencieux jusque-là, commence à bavarder pour le décontracter. Il lui parle de ses tableaux, de son “journal” personnel, de Poniatowski (son voisin quand il réside dans le Midi), des aéroplanes de sa jeunesse, du tennis et du roi de Suède qui pratiquait ce sport avec un col de chemise empesé. Le Président répond, commente, évoque leurs amis communs, le sculpteur Lalanne notamment, à qui il a acheté un immense rhinocéros. “Vous pourriez poser dessus, plaisante Lartigue” – J’y ai pensé, mais cela ne plairait pas aux Maires de France, rétorque Giscard. Entre les deux hommes, le contact est établi.
De temps en temps, le Président aide Florette à disposer le drapeau indiscipliné, regarde d’un oeil amusé Lartigue debout, à genoux, assis par terre sur les cailloux, penché de la plus extravagante façon, qui continue à le photographier.
Lartigue veut changer de décor. On se rend côté jardin. Les chiens arrivent en remuant la queue, on les renvoie. La lumière est très forte, trop forte même. Du 1/125s à f:5.6, on passe au 1/250 s à f:16. Lartigue n’a pas de parasoleil et c’est Florette qui, avec son sac en osier, cache les rayons intempestifs.
On revient dans la cour. Devant l’affluence des badauds, il a fallu fermer les portes.
Un moment, Vassal propose de lui prêter ses Leica M5 et son Leicaflex moteur. Lartigue refuse, comme amusé par une idée aussi saugrenue.
Le Président est détendu, le drapeau discipliné, la lumière parfaite.
Dix minutes plus tard, la séance est terminée.
Giscard d’Estaing a invité Lartigue, Florette et l’assistant à déjeuner.
Il se rend dans son bureau quelques instants.
Lartigue en profite pour se changer. Le voilà torse nu dans la cour de l’Elysée. Il nouera autour de son cou, en guise de cravate, un petit foulard orange.
Après l’apéritif, c’est le déjeuner. Lartigue, conteur merveilleux y égrène ses souvenirs de jeunesse, évoque son amitié pour Jean Cocteau et Sacha Guitry, sa passion pour le tennis. Giscard parle des animaux, du Sud-Ouest de la France, de ses vacances.
A deux heures et demie, le déjeuner prend fin. “Vous êtes le photographe le plus jeune que j’aie rencontré”, assure Giscard.
Lartigue remercie et commence à avoir le trac.
A trois heures, les films couleur sont déposés à Central-Color et les bobines noir et blanc développées immédiatement. De plus en plus nerveux, Lartigue attend jusqu’au soir pour avoir les diapositives. Sa seule obsession: le pépin technique. Vers dix-neuf heures, il revient chercher les photos. Elles sont bonnes. Il en sélectionne douze, mais aucune en noir et blanc. Sur celle qu’il préfère, il a dessiné un petit drapeau tricolore.
Le lendemain matin, il soumet son travail au jugement présidentiel. L’Elysée ne disposant ni de table lumineuse, ni de projecteur pour diapositives, il a joint aux photos sa petite visionneuse personnelle, qui ne marche d’ailleurs pas très bien.
Deux heures plus tard, le Président appelle. Il est ravi. Les photos lui plaisent. Il en a choisi une. “Pas la plus gaie, ni peut-être la meilleure”, observe Lartigue qui jubile cependant.
A un journaliste qui s’étonne du petit nombre de photos réalisées, Lartigue répond simplement: “Quand j’étais petit, j’avais un appareil à plaques. Il en contenait six. Je n’avais pas le choix. Il fallait que sur les six, une, au moins, soit bonne”. A un autre qui lui demande le secret d’un bon portrait présidentiel, il affirme : “C’est comme pour photographier un pot de confiture, il faut le sentir.”
Quelle merveilleuse histoire que celle de cet homme d’un autre temps et d’un autre monde! Le lundi 26 août, Jean Lecanuet polémiquait avec Sanguinetti sur l’ouverture de la majorité, les petits commerçants rêvaient plaies et bosses, l’indice mensuel du coût de la vie attirait l’attention des experts. Mais pendant trois heures et demie, l’irrationnel, la douceur et la lenteur de vivre occupaient seuls l’avant-scène de la politique française…