Les interviews de Josef Koudelka sont rares. Christian Caujolle vient d’en réaliser une formidable pour Le Monde. Josef, Christian et Le Monde ont accepté que nous la republions. Qu’ils en soient remerciés. C’est la première version de l’interview que Josef a choisi.
A 77 ans, Josef Koudelka reste toujours aussi difficile à joindre. Il n’a ni téléphone portable, ni adresse email. Mais, comme il bouge sans cesse (au cours du dernier mois, il était en Pologne, puis à Paris, puis à Rome et est repassé par Paris avant de filer vers le Sud de la France) il s’arrange pour jongler avec les mails des uns et des autres, histoire d’être joignable pendant quelques heures. Et il téléphone. Précis aux rendez-vous comme il l’est, jusqu’à l’obsession parfois, en tout.
Les cheveux, toujours en bataille, ont blanchi. Derrière les petites lunettes rondes les yeux sont pétillants et la voix, qui pose les mots avec hésitation, les cherche en passant du français à l’anglais est toujours forte. Jusqu’au moment où, après avoir affirmé des positions tranchées, elle dérive vers une anecdote qui se termine en rire.
Aujourd’hui, il publie la troisième version d’Exils, son ouvrage le plus singulier, le plus important aussi, peut-être. C’est un fort volume à l’italienne, rythmé en sept séquences – la première n’en comportait que cinq – qui ne sont pas vraiment des chapitres et que, contrairement à ses autres livres, on ne peut résumer en une thématique. Tellement différent des Gitans, son travail fondateur, qui l’a rendu célèbre dès sa publication, en 1975, par Robert Delpire et dont une version définitive, très augmentée, moins strictement photographique est parue chez le même éditeur en 2011.
« Au début, avec les gitans, je ne savais pas du tout vers quoi j’allais, je vivais la rencontre, je faisais des portraits, je me faisais accepter, je partageais leur vie. Puis j’ai organisé ma vision des gitans en tenant compte des faits, des thématiques, en essayant de parler de la vie, de n’oublier aucun aspect. Le travail réalisé ensuite, en exil, comme l’a très bien perçu Robert Delpire, s’organise différemment. Il ne s’agit plus de « sujets » mais, finalement, de savoir ce qu’est être photographe. Gitans est un livre différent, très construit, ce qui n’est pas le cas d’Exils, ou en tout cas pas du tout de la même manière. Etre photographe, c’est un travail long, lent, ce n’est pas seulement réaliser des images mais c’est surtout les organiser, les penser. Exils s’est construits en moments qui sont partis d’une photographie autour de laquelle d’autres se sont organisées de façon intuitive, sans qu’il y ait de récit ou d’ « histoire ». ».
En fait, tout reste lié aux gitans des débuts. A cette exploration, à cette immersion dans un univers qui dialoguait avec l’envie de liberté du jeune Josef et qu’Anna Farova, la grande historienne de la photographie, accompagna sans faille. C’est cette grande dame qui le mit en contact avec l’agence Magnum, elle qui avait, dès 1958, publié à Prague la première monographie au format de poche d’Henri Cartier-Bresson.
En 1968, lors de l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes soviétiques, Josef Koudelka photographie. Non en journaliste, mais pour observer les gens, les jeunes soldats russes qui ne comprenaient pas pourquoi on le accueillait pas à bras ouverts et les jeunes praguois qui ne comprenaient pas qu’ils viennent écraser le vent de liberté qui leur donnait espoir. C’est Magnum qui, à l’occasion du premier anniversaire de l’invasion, fera publier, signées d’un « Prague photographer » anonyme. Ces images sont réunies sous le titre « Invasion », dans un de ces livres au format identique qui commencent à constituer l’œuvre. Car le livre est central, mais complexe, long à concevoir et finaliser : « Dans un livre, il y a ce que tu veux dire et comment tu le dis, un contenu et une histoire graphique. La façon dont les deux s’articulent est complexe, souvent intuitive. Pour moi, un livre est comme un puzzle. Les photographies sont comme des mots : tu peux avec eux exprimer aussi bien des insultes que faire de la poésie selon la façon dont tu vas les mettre en relation. ».
Muni d’un visa obtenu pour aller continuer son travail sur les gitans, Josef Koudelka entame son premier voyage européen : « J’ai quitté la Tchécoslovaquie en mai 1970. Je voulais voir tous les endroits où les gitans se rassemblaient. J’ai commencé par le Sud de la France au pèlerinage gitan des Saintes Maries de la Mer. Après je suis parti pour le derby d’Epsom, près de Londres puis pour la foire aux chevaux d’Appleby à la frontière écossaise, puis pour l’Irlande. Quand je suis repassé par Paris, je suis allé au bureau de Magnum. Là on m’a dit que même si mes photographies de l’invasion avaient été publiées sans mon nom il ne serait pas très difficile à la police tchèque de découvrir qui était le photographe. Ils m’ont conseillé de ne pas retourner à Prague. ».
Ce sera le début de l’exil, un choix difficile, d’abord : « J’ai dû jouer avec la législation pour pouvoir rester le plus longtemps possible, faire prolonger les visas, les autorisations de séjour. Et je me souviens parfaitement de cette après-midi où, à Hyde Park, à Londres, j’étais obligé de décider de rester ou de rentrer. J’ai finalement décidé de rester. Jusque là j’avais envie de rentrer mais je ne le faisais pas parce que j’avais peur. Peur que la police découvre qui était le « Prague photographer » qui avait pris les photos de l’invasion russe. Je n’avais pas envie d’aller en prison. C’était en 1971, un an après mon départ. L’exil ne s’est terminé qu’en 1990, lorsque j’ai pu retourner à Prague ».
Cette époque coïncide avec, très vite, la découverte aussi d’un changement profond: « Quand je photographiais les gitans en Tchécoslovaquie, que j’allais vivre avec eux, quand je dormais dehors, ils laissaient quelqu’un avec moi pour que rien ne puisse m’arriver. Après, dans l’exil, ils avaient le sentiment que j’étais dans une situation plus dure que la leur. Ils me disaient : « Ça doit être très difficile pour toi de voyager seul dans le monde » et je me souviens des petits gitans anglais qui me demandaient « Tu n’as pas vu les tiens depuis combien de temps ? » C’était mon choix de vie et ils ne pouvaient pas le comprendre. ».
Un choix radical, qui n’a pas trop changé aujourd’hui : « Pendant seize ans je n’ai travaillé pour personne. Je n’ai jamais accepté de commande, je n’ai jamais photographié pour de l’argent. Je vivais avec le minimum. J’ai essayé de ne rien posséder. Je n’ai pas payé de loyer pendant seize ans. Je ne voulais pas avoir ce que les gens appellent un chez soi. Je ne voulais pas avoir d’endroit où retourner. Je n’avais pas besoin de grand chose : un bon sac de couchage et quelques vêtements – une paire de chaussures, deux paires de chaussettes et un pantalon par an. Une veste et deux chemises me duraient trois ans. Avec l’argent des ventes que Magnum avait faites de mes photos de l’invasion j’ai réussi à vivre plusieurs années. Puis il y a eu la vente des photos d’archive. Et j’ai réussi à conserver mon indépendance grâce à des bourses et des prix. La première bourse importante, accordée pour un an par le Arts Council de Grande Bretagne en 1976 m’a permis de vivre pendant trois ans. ». Formulé autrement : « A l’Ouest, j’ai essayé de ne pas me ranger, de ne pas être conforme. Je voulais rester différent et conserver ma colère salutaire aussi longtemps que possible. ».
C’est certainement cette radicalité dans la liberté qui le rapproche très vite d’Henri Cartier-Bresson, autre figure tutélaire de son parcours : « Quand je suis arrivé à Paris, j’ai montré mon travail à Henri Cartier-Bresson. C’était les gitans et j’étais inquiet. Je savais qu’il n’aimait pas les images au grand angle. J’ai été surpris quand il m’a demandé deux de ces photographies. Il les a pendant longtemps gardées accrochées chez lui. C’étaient les seules photographies au mur. Plus tard, je lui montrais ce que je faisais et il a aimé. Il m’a dit qu’il avait peur, au départ, que je sois seulement capable de bien photographier les gitans. Il a bien aimé les nouvelles photos et les a trouvées intéressantes. ».
Ils resteront très proches jusqu’à la disparition du fondateur de Magnum, avec qui il avait une relation « différente de celle qu’il avait avec la plupart des photographes de Magnum. Sans doute parce que beaucoup d’entre eux étaient devenus photographes après avoir vu son travail. A ce moment là j’étais peut-être le seul photographe de Magnum à avoir un point de vue critique sur ses photos. C’est lui qui me le demandait. J’ai appris beaucoup de lui, mais pas tellement sur la photographie. Il m’a dit de ne pas devenir photojournaliste. »
Adoubé par Cartier-Bresson, Josef Koudelka rencontre Robert Delpire, l’éditeur de référence, complice privilégié de celui qui avait dit au jeune tchèque « Tu as les yeux du peintre, mais fais attention. C’est une chose que tu peux perdre ». Il deviendra son éditeur. La relation ne sera pas toujours facile : « Il a toujours fallu plusieurs années avant d’arriver à la version finale. Delpire a une idée précise de ce qu’il fait, moi aussi parfois. J’aime travailler avec ceux qui sont les meilleurs dans leur domaine, qui peuvent garantir le meilleur niveau mais qui ne sont pas toujours d’accord avec moi. Cela m’aide à me rendre compte si mes idées étaient les bonnes et aussi à apprendre des autres. ».
Pourtant, ajoute-il : « Sur la photographie, j’ai appris davantage de Robert Delpire que de n’importe qui d’autre. C’est également la personne qui connaît le mieux mon travail. Nous avons fait ensemble la plupart de mes livres. Exils est l’exemple d’une vraie collaboration entre un photographe et un éditeur. D’une rencontre. Bob Delpire comprenait très bien quel photographe je suis et était capable de s’identifier à mon expérience de l’exil. Bien entendu, nous avons eu des désaccords, des tensions, des vraies divergences, mais nous partageons une vision commune de ce que nous considérons comme une « bonne » photographie »
Puisque le livre, articulation fluide et élégante de cadrages au cordeau laissant filtrer une émotion contenue sans aucun romantisme, s’intitule Exils (« Le titre, c’est Robert Delpire qui l’a proposé. J’ai été d’accord. » ) mais n’est en rien explicite, parlons-en. « Etre en exil, c’est tout simplement le fait d’avoir quitté son pays et de ne pas pouvoir rentrer. ». « Chaque exil est une expérience individuelle, différente. Moi je voulais voir le monde et photographier. Cela fait quarante-cinq ans que je voyage. Je ne suis jamais resté nulle part plus de trois mois. Quand je ne trouvais plus rien à photographier, il fallait que je parte. Quand j’ai pris la décision de ne pas rentrer, je savais que je voulais développer une expérience du monde que je ne pouvais pas envisager quand j’étais en Tchécoslovaquie. ».
Puis, en le répétant à plusieurs reprises pour affiner la phrase : « L’exil te fait deux cadeaux : il t’oblige à reconstruire entièrement ta vie et il t’offre la possibilité, si tu as la chance de pouvoir retourner chez toi, de voir les choses avec des yeux nouveaux, différents. Je me rends compte que je n’ai découvert Prague, ma ville, qu’à mon retour. Après seize sans passeport j’ai été heureux, en 1987, d’en obtenir un, français. Mais je ne me sens ni Français, ni Tchèque. Je suis le résultat de tous les pays par lesquels je suis passé et de toutes les rencontres que j’ai pu faire. Je ne suis jamais d’un seul endroit et je me reconnais dans cette phrase des Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar, que je cite de mémoire « Etranger partout et je suis chez moi partout » Pourtant, je sais où sont mes racines. Pas dans le village où je suis finalement né par hasard, mais plus au Sud, en Moravie du Sud, là où la musique me parle tellement. C’est une musique qui sort de la terre et je sens que je suis fait de la même terre… Ma plus grande perte était celle de la musique populaire. Alors je voulais la retrouver ailleurs et je l’ai trouvée, à la frontière entre Espagne et Portugal, en Andalousie, dans un lieu qui s’appelle El Almendro. L’amandier… J’y retournais chaque année, je connaissais tout le monde. Je m’identifiais à ce lieu. ».
Ces années là seront celles de l’approfondissement de la photographie dont Exils est peut-être le manifeste ? « Je n’ai jamais été intéressé par l’idée du photojournalisme qui dit raconter une histoire avec plusieurs images. J’ai toujours cherché une photographie capable de dire une histoire en soi, dont chacun peut s’emparer pour construire sa propre histoire, celle qui lui correspond. Pour moi une bonne photographie est celle qui est capable de dire des histoires différentes aux différentes personnes qui les regardent. ». Puis, presque sentencieux : « Le plus important, avec la photographie c’est que d’un négatif, on tire un positif, c’est la plus grande leçon que nous donne la photographie. ». Et aussi : « Tu peux mentir avec une photographie isolée, mais pas avec un livre. Ce livre reflète ma vie dans cette période, ce désir de voir le monde et, en même temps, de me découvrir moi-même. » Peut-être parce que « dans son viseur le photographe donne une forme au monde et en même temps le monde à son tour, forme le photographe. »
Aujourd’hui, Josef Koudelka vit à Prague, sa ville, il a gardé un ancrage à Paris, mais il est toujours en mouvement. « Aujourd’hui, je me sens Européen et non appartenant à une nationalité. Les anglais, lorsqu’ils m’ont donné un premier permis de séjour, m’ont inscrit dans la catégorie « Nationality doubtful », douteuse, ceux dont on ne peut pas vérifier le lieu de naissance et qui ne peuvent prouver leur nationalité britannique. Je n’ai jamais considéré cela comme une insulte, au contraire. Il n’y a qu’une seule terre et nous sommes tous citoyens de cette terre. »
Il arpente donc le monde pour le voir, le photographier, pour aboutir des projets, autour de la Méditerranée, ailleurs. S’il a développé au cours des dernières années des panoramiques aux structures graphiques fortes et ignorant les humains dont l’essentiel est regroupé dans le livre Chaos (chez Delpire, toujours), il n’a cessé de photographier les gens : « des gens qui avaient quelque chose en commun avec moi. Aujourd’hui, je vois de moins en moins de gens que j’ai envie de photographier. C’est certainement que le monde a changé, et moi aussi. » Et d’ajouter : « Il me reste vingt cinq ans de photographies à explorer de nouveau, à sélectionner. A peu près dix mille films. C’est essentiel de bien mettre au point ce que l’on veut garder. Ce que l’on veut laisser. ».
L’actuelle version d’Exils s’inscrit incontestablement dans cette volonté de mettre tout en ordre même si « Il n’y a rien de définitif, à part la mort. Mais je crois que c’est peut-être la version définitive d’Exils. En tout cas, ce n’est pas demain que je vais en proposer une nouvelle édition. ».
Est-ce qu’ Exils est un autoportrait dans cette période entre 1970 et 1987 ? Il ne dit pas non. Simplement : « Je crois que le meilleur portrait d’un photographe ce sont ses photos. ».
LIVRE
Exils
Joseph Koudelka.
Editions Delpire.
188 pages, 28 x 30 à l’italienne.
75 photographies en noir et blanc.
50 €.
http://www.delpire.fr
http://www.magnumphotos.com/JosefKoudelka
Article paru dans l’édition du Monde le 21 mai 2015