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Photographier n’est pas Jouer

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Chronique Mensuelle de Thierry Maindrault

Nous avons tous déjà entendu cette remarque, un peu agaçante : « souffler n’est pas jouer » assénée, avec un poil de mépris, par les joueurs invétérés à leurs adversaires encore balbutiants. Cette remarque désagréable et surtout perturbatrice devant un plateau d’échecs ou un tapis de cartes marque clairement une frontière dans la hiérarchie du savoir.

Ce savoir qui se mesure à la quantité d’informations à l’intérieur d’une boite crânienne et notamment par la capacité d’un individu à maitriser techniquement, sensoriellement et intellectuellement lesdites informations archivées. Pour ce stock en mémoire, la finalité se résume dans l’habileté à transmettre – avant leur perdition -, à associer – pour leur valorisation – et à créer – pour leur évolution -, en fonction des moyens propres à chacun. La difficulté s’impose avec le passage obligé, dans tous les domaines d’activité, par des règles qui s’inscrivent dans les obligations universelles. Les règles du jeu définies par l’Homme et écrites par l’Histoire au gré des évolutions naturelles, technologiques et sociétales.

La photographie n’échappe pas à cette constatation, ni dans son concept, ni dans ses procédures et encore moins dans son utilisation. La photographie, même si elle reste un jeu, dans tous les sens du terme pour certains, demeure une affaire sérieuse. Tout le monde peut se servir de cet outil exceptionnel plus ou moins sophistiqué ; mais, tous n’en maitrisent pas l’utilisation.

En toutes circonstances, la réalisation d’une image à partir de la photographie nécessite un ensemble de connaissances aussi variées qu’étendues. Le photographe, au sens de la compétence, se doit d’avoir un bagage très complet tant au niveau de ses atouts intellectuels qu’à celui de mise en œuvres de techniques très concrètes.

Nos prédécesseurs pendant un siècle, jusqu’au milieu du vingtième siècle, conjuguaient parfaitement cette multitude de talents. Ajusteurs, menuisiers, chimistes, physiciens, décorateurs, arpenteurs, électriciens, ils maitrisaient l’ensemble de ces savoir-faire pour figer un rayon de lumière éphémère sur un support consistant et durable. Ce côté de la lorgnette, c’est pour la réalisation technique. La liste est déjà bien garnie ; mais, ce n’est pas tout. Inventeurs, psychologues, observateurs, curieux, physionomistes, compositeurs, esthètes, ils possédaient aussi cette palette de compétences pour restituer un sujet souvent banal dans une œuvre fidèle et émouvante. Ces aspects de la conception, c’est pour la création devenue artistique.

Nos maîtres de la photographie, même raillés et moqués par leurs semblables (du voile noir au petit oiseau en passant par le dépoli inversé), étaient des ouvreurs de chemins comme nos astronautes d’aujourd’hui. Hélas, l’actuelle déroute s’explique par un emballement du temps – tout est trop long -, le rebus du travail – impatience avec les gestes répétitifs -, l’affaiblissement intellectuel – la machine le fera à votre place -, au détriment de cette complexité sensuelle des auteurs.

Un peu plus d’un siècle d’images denses et harmonieuses, même chez des photographes moins inspirés (le principe du minimum syndical). Puis, la course technologique et la spécialisation des compétences (fréquemment synonyme de dégénérescence de la richesse des connaissances et de la pensée) conduisent la photographie et ses photographes dans le ravin. Pour l’instant cela ressemble beaucoup à un nivellement par le bas ; mais soyons optimistes et rêvons d’un rayon innovateur surgissant de cet abime pour permettre à nos successeurs de refaire briller l’universalité des savoirs photographiques.

C’est bien à force de spécialisations mortifères, de transferts piteux des tâches nobles, de snobismes techniques que nous en sommes arrivés à ces générations submergées de non-photographes. L’inculture technologique totale du comment ça fonctionne, à quoi cela peut-il servir et du pourquoi lire le manuel (ce qui conduit à leur suppression), engendre des nuées d’imbéciles (tout le monde s’imagine capable, sans rien apprendre) propriétaires des derniers matériels hors de prix. Nous avons tous rencontré la dame qui cherche le bouton pour faire la « photo » ou le Monsieur qui souhaiterait savoir à quoi peut servir tel ou tel bouton. Je n’accablerai pas trop celle ou celui qui est noyé dans la programmation informatique (souvent très absconse) de sa dernière « Rolls-Royce » photographique. Comme chantait fort bien mon ami Brassens : « … le temps ne fait rien à l’affaire … », en sus, il ne s’agit pas d’une question d’âge, même combat pour tous. Bien sûr, comme toujours, il y a quelques exceptions dans ces marées de génies de l’image, aussi insipides qu’inutiles, elles se reconnaîtront (je l’espère !) et évidemment ne me tiendront pas rigueur de ses vifs propos.

Je ne perds pas le fil, le jeu devient celui d’un cirque guère supportable lorsque la photographie devient un prétexte d’existence généré par uniquement sa propre enveloppe. Deux, trois malins ont collé un appareil photographique de constat dans tout et n’importe quoi. Pourquoi pas ? Ce sont des outils dits utilitaires tout comme le presse-purée ou l’épluche légumes. Ces trouvailles retirent du travail à de nombreux professionnels de la photographie, mais cela facilite grandement celui de nombreux autres professionnels. Je note quand même, au passage, que ces images de type « va vite » sont nettement moins riches en informations utiles que les prises de vues d’un photographe compétent. L’aberration atteint des sommets avec le détournement de ces accessoires pour en faire des modes de vie et pour imposer son ego à telles ou telles communautés, dites sociales. Le galbe de mon sein sous ma douche, mes céréales du petit déjeuner, la panne de la machine à café … dans l’entreprise (Oh ! quelle horreur !), le hamburger de la Saint-Valentin, j’en passe et des meilleures, voire plus osées. Finalement, non seulement ils osent, mais ils expédient, dans l’instant, aux quatre coins du monde ce qu’ils pensent être, à chaque fois, l’œuvre humaine ultime et immortelle. Ils sont de plus en plus nombreux autour de nous, tout bien réfléchi, soyons francs, nous sommes de moins en moins nombreux parmi eux.

La partie s’achève, le jeu se termine. La photographie est un merveilleux objet d’investigation, un outil de message, un piège à lumière ; non, ce n’est pas un jeu. N’allez pas tordre le cou de mes visions, je n’ai jamais suggéré qu’un photographe ne devait pas ou ne pouvait pas être joueur. Car de tous les photographes que je connais, dits grands ou désignés comme petits, toujours à tort dans les deux cas, très peu se prennent au sérieux. Leur clin d’œil, c’est pour le début ou la fin du Jeu.

Thierry Maindrault, 08 mars 2024

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