Notre collaborateur John Devos a tenu à rendre hommage à Denis Brihat à l’occasion de son exposition à la Michèle Schoonjans Gallery, Rivoli Bruxelles dans le cadre du PhotoBrussels Festival.
«»Je ne parviens plus du tout à trouver d’intérêt aux natures mortes ; depuis l’invention de la photographie, je trouve que ça n’a plus aucun sens. Enfin, c’est un point de vue personnel… « conclut-il sur un ton d’excuse.» dit un personnage dans le roman de Michel Houellebecq La carte et le territoire, 2010. Le personnage n’a peut-être jamais contemplé l’œuvre de Denis Brihat & Denise Kwaaitaal…
Le mot néerlandais « Stilleven » est apparu vers 1650 et a été repris en anglais comme « Still Life », tandis que dans les langues latines, « Nature Morte » est courant depuis 1750. Le genre émerge vers 1600 avec, à l’origine, une tendance moralisatrice, mais bientôt les bouquets de fleurs luxuriants, les tables richement garnies et, finalement, les scènes spectaculaires dominent, reflétant la richesse des citoyens mercantiles. Nous avons choisi deux photographes qui donnent au genre une tournure contemporaine, et comment…
Denis Brihat était sans doute le dernier grand maître vivant d’une génération de photographes tels que Jean Dieuzaide (1921-2003), Jean-Pierre Sudre (1921-1997), Jean-Philippe Charbonnier (1921- 2004), Jean-Claude Gautrand (1932-2019), Lucien Clergue (1934-2014) & Édouard Boubat (1923 -1999) et pourtant il n’est pas vraiment connu du grand public – de manière tout à fait paradoxale…
Résumer en quelques lignes la figure de Denis Brihat relève de l’impossible: pionnier de la « photographie en tant qu’art » en Europe, chercheur infatigable, l’un des fondateurs des Rencontres d’Arles (à peu près le plus important festival de photo au monde) et impliqué dans la création de la Galerie du Château d’Eau (Toulouse), innovateur, enseignant passionné dans sa propre école avec une connaissance unique de la photographie en noir et blanc, artiste plusieurs fois primé et honoré par des expositions un peu partout dans le monde, jardinier…
C’est clair : Denis Brihat, né en 1928, a eu plusieurs vies. À l’âge de 15 ans, il obtient son premier appareil photo, un Vest Pocket Kodak qui, selon lui, était encore utilisé à l’époque de la Première Guerre mondiale. Il suit brièvement les cours de l’École technique de photographie et de cinématographie de la rue Vaurigard (aujourd’hui intégrée à l’ENS Louis Lumière), mais son coup de foudre vient de l’exposition d’Edward Weston à la galerie Kodak-Pathé au printemps 1950. Conscrit en Allemagne à l’époque, il obtient une permission pour aller voir l’exposition à Paris. La simplicité du sujet et de la composition, l’accent mis sur la forme et la ligne ont fait sur lui une impression indélébile.
Par l’intermédiaire de Robert Doisneau (1912-1994), il est recruté par l’agence Rapho comme correspondant en Provence. Il ouvre un studio à Biot (Alpes Maritimes) en 1952, se balade en scooter Lambretta et photographie Picasso, Marcel Pagnol, Jacques Prévert, Germaine Richier, Jean Cocteau, Fernand Léger. Il s’intègre à la communauté des artistes et participe en 1954 à l’exposition du Groupe Espace, qui vise à la modernité critique et à l’unité de l’art. La synergie mutuelle des artistes, et en particulier l’influence de l’œuvre de Léger, conduit Brihat à de nouvelles réflexions : pourquoi faire des images que l’on laisse disparaître dans l’édition et la publication, pourquoi imprimer des images en petit format ? Pourrait-on présenter des images comme une fresque ?
Il reçoit une invitation de Louis-Frédéric (Nussbaum1923-1996) à l’accompagner en Inde (1955-56). Sur place, ils décident d’explorer chacun une partie du continent. Denis Brihat réalise un brillant reportage sur la communauté sikh qui sera récompensé par le 3e prix Nièpce. Un couronnement pour son travail mais aussi un point final – il dit adieu au reportage humaniste et à la photographie de portrait. C’est comme si le voyage en Inde l’avait poussé à regarder dans son cœur et lui apportait le courage et la force de changer de vie.
En février 1958, il pose la question de savoir s’il faut rester à Paris ou partir pour le Luberon. La réponse de Doisneau fut courte : j’y serais déjà… Il trouve une cabane sur le plateau de Claparèdes (près de Bonnieux dans le Vaucluse), sans électricité, sans eau, et y construit sa maison, son atelier, son jardin et son œuvre impressionnante.
À Bonnieux, Brihat vit presque en ermite et y créera un nouvel art, tel un homme de la Renaissance contemporaine. Il travaille sans relâche à la reconnaissance de la photographie comme forme d’expression à part entière. Il ne poursuit plus ses sujets, il les trouve dans son environnement immédiat : dans le jardin, sur la plage ou dans la cuisine. Pendant plus de cinq décennies, il a photographié la « nature », et surtout ce qui nous échappe, l’inaperçu : un artichaut, un chou, des champignons, une poire, un chardon ; un caillou sur la plage ou des algues. Et des oignons, beaucoup d’oignons.
Il innove le langage visuel : comme Léger, il opte pour le grand format – à une époque où les images étaient imprimées dans des publications, et peut-être, exposées en tout petit format. L’influence d’Edward Weston (1886-1958) sur l’œuvre de Brihat est également indéniable, Brihat lui confère un caractère contemporain. Il joue avec les limites de l’abstraction, mais se tourne finalement vers l’essence de l’image – la grandeur de l’invisible. Il reprend sans cesse les images d’oignons et de coquelicots, et lorsqu’on l’interroge à ce sujet, il répond avec répartie : on n’interroge pas non plus Cézanne sur le Mont Sainte-Victoire, n’est-ce pas ?
Le langage visuel de Brihat va de pair avec sa recherche sur l’image. Il passera sa vie à expérimenter pour affiner les images enregistrées dans la chambre noire. Toutes ses photographies sont en noir et blanc, mais l’image finale est réalisée par le maître dans la chambre noire : avec des techniques de gravure photographique (grignotage, comme il le décrit lui-même) par lesquelles il efface les zones sombres, ainsi qu’en virant l’image avec des sels de fer, d’or, de sélénium, de cuivre… par lesquels il réalise une image en couleur. Les bases du savoir se situent au 19ème siècle et sont accessibles à tous aujourd’hui. Brihat améliore inlassablement les techniques jusqu’à la perfection, un processus sans fin d’essais et d’erreurs. Il travaillait parfois jusqu’à un mois sur un tirage, les qualifier de « photo-peintures » est un euphémisme. Même si une image photographique est à l’origine, les réalisations de Brihat sont des œuvres d’art – des créations totalement uniques dont les couleurs ne seront pas affectées par le temps.
La reconnaissance internationale intervient dès 1967, lorsqu’il est invité, avec Jean Pierre Sudre (1921-1997) et le pionnier belge Pierre Cordier (1933-2024), à exposer au MOMA de New York. C’est une grande consécration personnelle, mais aussi une reconnaissance de la photographie française dans la communauté internationale des photographes progressistes. De nombreuses autres expositions suivront en France et dans le monde. En 2019, la Bibliothèque nationale de France (BNF) couronnera sa carrière et soulignera son importance pour la photographie internationale avec une grande exposition personnelle « De la nature des choses » sur le site François Mitterrand.
Denis Brihat s’est éteint le 3 décembre à l’âge de 96 ans : le dernier d’une génération, un homme extraordinaire à l’œuvre unique et l’un de ceux qui ont donné à la photographie une reconnaissance internationale. Mais aussi un philosophe avec son appareil photo, un amoureux de la culture qui chérissait Bach et Blake – comme en témoigne cette citation qui résume bien son œuvre:
Voir le monde dans un grain de sable
Et le paradis dans une fleur sauvage
Tenir l’infini dans le creux de la main
Et l’éternité dans une heure.
William Blake – 1757-1827 – Auguries of Innocence
La Michele Schoonjans Gallery fait dialoguer la photographe néerlandaise Danielle Kwaaitaal (1964) avec Brihat.
Danielle Kwaaitaal est la parfaite héritière des natures mortes de l’âge d’or néerlandais. Au XVIe siècle, la guerre fait rage aux Pays-Bas, alimentée par des divisions politiques, religieuses et économiques. Une grande partie de la population du sud (qui correspond à peu près à la Belgique d’aujourd’hui) fuit et cherche protection dans le nord, une situation comparable à ce qui se passe aujourd’hui au Moyen-Orient ou en Ukraine. Les victoires militaires successives, l’expansion coloniale, la croissance économique, une philosophie fondée sur la responsabilité et l’engagement individuels et la stabilité politique du nouvel État ont assuré une période de prospérité et de bien-être à la bourgeoisie des Pays-Bas septentrionaux. Les classes supérieures ont également voulu donner une forme artistique à leur prospérité, mais par la Réforme, elles n’ont plus eu recours à l’imagerie romane. Les gens préféraient les scènes de genre et les natures mortes. Ces dernières étaient justement très appréciées : elles soulignent la beauté mais témoignent également de l’éphémère.
Héritière certes, mais aussi artiste très actuelle. Très tôt, elle a découvert les possibilités de l’édition numérique en apprenant à travailler avec une Paintbox (extrêmement coûteuse en plus, environ 600 000 euros en prix courant) lors d’un stage. Elle a réalisé avec cet outil son travail de fin d’études Bodyscapes, qui a été primé et acquis par le Stedelijk Museum d’Amsterdam. La sensualité féminine est la deuxième constante de son œuvre. Dans Bodyscapes p.ex., elle a créé des paysages en assemblant des images de sa propre peau. Bientôt, elle ajoute une troisième constante : l’eau et les bulles. Dans Bubbling (1994), elle immerge des corps dans l’eau et en photographie les détails avec les de bulles d’air. Cela reflète également une recherche d’innovation dans le langage visuel, car pour Kwaaitaal, la réalité en elle-même n’est pas satisfaisante, la réalité est ennuyeuse, elle n’a rien d’exaltant.
Kwaaitaal n’opte pas pour la photographie de produits en studio, mais immerge ses sujets dans des réservoirs d’eau construits pour elle. Elle ajoute des colorants à l’eau, ce qui lui permet d’obtenir une densité /une profondeur de champ et crée une atmosphère spécifique. Les fleurs sont lestées de poids, et lors de la prise de vue, elle doit agir rapidement, car les bulles sur les fleurs créent leur propre réaction, que Kwaaitaal décrit comme des « cadeaux ».
À Bruxelles, la galerie expose les œuvres de Danielle Kwaaitaal issues des séries Black-Out (2017), Florilegium (2017-2023), Zephyr (2021), Sole (2023) et Mirage & Fluorescent (2024), qui forment un grand arc thématique.
Dans Florilegium & Blackout, les fleurs coupées représentent la sensualité et la nature. Dans Zephyr (2021), Sole (2023) et Fluorescent (2024), elle remplace le monde naturel par des objets. L’inspiration des compositions de Giorgio Morandi (1890-1964) est évidente, mais elle les porte à un autre niveau. La poterie et la verrerie proviennent de sa propre collection, et elle doit prêter une attention particulière aux compositions avec de la verrerie historique, car elles donnent des effets de lumière inattendus. Dans la dernière série, Mirage (2024), elle réunit à nouveau les fleurs et la verrerie en un motif.
L’artiste souligne que dans ces séries, la difficulté consiste à trouver la bonne composition. Il s’agit d’un travail de précision, qui est bien sûr également influencé par le choix des matériaux. Comme chez Brihat, l’appareil photo est également important : elle opte pour un appareil moyen format. La taille des réservoirs détermine l’image, tout comme l’espace du studio où l’on fait une image. En post-traitement, elle inverse la lumière et la couleur pour donner l’impression que le sujet irradie la lumière.
Kwaaitaal ne se considère pas comme une photographe, mais comme une artiste avec un appareil photo. Dans ces séries, elle trouve l’équilibre entre la manipulation numérique et le réalisme photographique, et parvient à maîtriser les prises de vue. Elle explique sa méthode très ouvertement, car elle sait que son originalité réside dans la maîtrise de la prise de vue analogique et la précision du post-traitement numérique – une connaissance si spécifique basée sur une longue expérience. Une faible imitation est possible, mais la copie est impossible.
L’exposition est née d’un dialogue entre Michèle Schoonjans et John Devos, et la mise en scène a été conçue par Danielle Kwaaitaal et Francis Boeske.
John Devos
20 12 2024
Historien, historien d’art
Chargé de cours (hon), commissaire et critique d’art
johndevos.photo (a) gmail.com
Infos pratiques
Michèle Schoonjans Gallery
Chaussée de Waterloo, 690 / Galerie Rivoli #25 1180 Uccle
https://micheleschoonjansgallery.be
L’exposition se tient du 12 janv. au 1 mars
Ouvert du jeudi jusqu’au samedi 12:00 – 18:00
Ouverture exceptionnelle dimanche 09 février 14:00 – 18:00