Le musée Photo Elysée de Lausanne présente jusqu’au 23 février 2025 une exposition exceptionnelle dédiée à Daido Moriyama, l’une des figures majeures de la photographie japonaise.
Intitulée Daido Moriyama. Rétrospective, cette immersion complète dans son œuvre prolifique permet d’explorer en profondeur ses 60 ans de carrière. Avant-gardiste radical, Moriyama a transformé notre manière d’envisager la photographie, repoussant les frontières du médium pour en faire un outil de questionnement sur la société et la manière dont les images façonnent notre perception.
Fasciné par la culture américaine et des artistes comme Andy Warhol et William Klein, Moriyama a intégré ces influences dans son œuvre dès les années 1960, capturant les paradoxes et tensions d’une société japonaise en pleine transformation. Après avoir été largement saluée à São Paulo, Berlin, Londres et Helsinki, cette rétrospective, l’une des plus complètes jamais réalisées, fait une escale inédite en Suisse.
Curatée par Thyago Nogueira, de l’Instituto Moreira Salles à São Paulo, cette exposition est le fruit de trois années de recherches. Elle rassemble plusieurs centaines de photographies emblématiques, retraçant les moments clés de la carrière de Moriyama.
Dès que nous franchissons la première salle de l’exposition, nous sommes immédiatement confrontés à des images granuleuses et imparfaites, où le flou et les contrastes violents révèlent les entrailles d’une société japonaise tiraillée entre ses traditions séculaires et l’influence croissante de la culture de consommation américaine. En tant que photographe de rue, Moriyama a rapidement subverti les codes traditionnels pour capturer des fragments du quotidien — des publicités aux scènes de rue —, disséquant cette société de consommation en plein essor. C’est par son esthétique radicale, marquée par le « are, bure, boke » (grainy, blurry, out of focus), que Moriyama interroge la manière dont les images sont produites, consommées et perçues. Ce faisant, il a largement anticipé notre rapport contemporain à la surabondance visuelle.
Moriyama a été un pionnier dans la désacralisation de la photographie. Ce qui l’intéresse davantage, c’était sa capacité à être reproduite et diffusée largement par le biais d’objets accessibles comme les magazines et les livres. Pour lui, ces formats permettent une approche à la fois plus démocratique et instinctive, reflétant sa vision de la photographie comme un flux d’images perpétuel, intrinsèquement lié aux dynamiques des médias de masse.
Thyago Nogueira, commissaire de l’exposition, a souhaité mettre en avant la dimension éditoriale de Moriyama, véritable fil rouge de sa carrière. La première salle de l’exposition est consacrée aux premières séries de Moriyama, réalisées pour des magazines japonais tels que Camera Mainichi et Asahi Camera. On y découvre également la série méconnue Accident, Premeditated or not, où Moriyama explore la vulnérabilité humaine et la distance entre les événements réels et leur représentation visuelle. Il y traite des thèmes tels que les paradoxes du photojournalisme, la surveillance de la population, ainsi que les transformations sociales accélérées par l’occidentalisation et l’industrialisation rapide du Japon.
L’exposition nous plonge ensuite dans l’impact révolutionnaire de Moriyama à travers sa participation au magazine Provoke, à la fin des années 1960. Véritable séisme dans le paysage visuel japonais, Provoke a brisé les codes du photojournalisme traditionnel pour devenir un espace de contestation et de déconstruction. Moriyama y a forgé une vision subjective et abrasive du Japon, reflétant les ruptures et l’agitation de l’époque.
Inspiré par le concept du road trip, notamment celui décrit par Jack Kerouac dans On the Road, il parcourt le Japon en 1968. Ces voyages nourriront des œuvres comme Kariudo (A Hunter, 1972). Cette section de l’exposition montre comment Moriyama réinterprète des images issues de séries telles que Accident, Premeditated or not et Provoke, les assemblant en collages narratifs pour composer des récits inédits, principalement dans ses livres. L’une de ses photographies les plus emblématiques de cette époque, Misawa, 1971 – souvent appelée Stray Dog – incarne parfaitement cette véhémence errante, allégorie de la révolte silencieuse et de la marginalité qui imprègnent son œuvre. Juste à côté, nous découvrons une facette moins connue de l’œuvre de Moriyama : ses photographies en couleurs. Bien que son travail en noir et blanc soit largement reconnu, ses tirages en couleur sont plus rares, en partie à cause du coût élevé de production à l’époque. Ces photographies révèlent une autre approche dans le travail de Moriyama, où l’utilisation de papiers Fujichrome accentue les contrastes, donnant à la réalité urbaine une allure saturée et onirique.
La scénographie joue le rôle de cheffe d’orchestre, immergeant le visiteur dans le flot frénétique de Moriyama. On en vient même à se demander si Moriyama ne s’est pas laissé submerger par sa propre réalité photographique, comme il l’a lui-même reconnu : « J’ai tenté de déconstruire la photographie, mais j’ai fini par me déconstruire moi-même ». Le point culminant de cette immersion est un long mur entièrement tapissé de l’intégralité de son livre avant-gardiste Farewell Photography (1972).
La rétrospective se conclut en beauté avec une pause salvatrice après les bouillonnements visuels que nous avons traversés. Au centre de la dernière salle, une grande table présente les publications emblématiques de Moriyama, proposant aux visiteurs un moment de répit pour feuilleter et se plonger dans son univers éditorial. Avec plus de 500 ouvrages publiés au cours de sa carrière, ce chiffre témoigne bel et bien de l’attachement indéfectible du photographe à ce format.
Au terme de cette visite, Moriyama nous laisse avec une évidence : la photographie, dépouillée de tout artifice, n’a d’autre prétention que de capturer le monde dans sa réalité la plus brute. Par sa simplicité et sa capacité à circuler librement, elle devient le reflet de l’évolution de notre société, fidèle à l’esprit démocratique qui a guidé l’œuvre de Moriyama tout au long de sa carrière.
Daido Moriyama. Retrospective
Du 6 septembre 2024 au 23 février 2025
Pl. de la Gare 17
1003 Lausanne
Suisse
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