En l’honneur du mois de l’histoire des femmes, L’Œil de la Photographie vous propose de découvrir cet entretien avec l’artiste canadienne Petra Collins, native de Toronto qui est également commissaire d’exposition, actrice, directrice de casting et photographe.
Quelles sont les différences entre les scènes artistiques américaines, européennes et canadiennes ?
J’ai suivi un cursus artistique au lycée puis j’ai poursuivi ces études à l’université. J’ai l’impression qu’au Canada, on nous apprend vraiment à produire de l’art pour soutenir des causes. À l’université, j’ai étudié la critique et les pratiques curatoriales, et il s’agissait surtout de la promotion du changement. Des injustices dans le monde de l’art. Au Canada, on s’occupe un peu plus d’art. Ici, il y a tout un système commercial de l’art.
Quels sont les conflits que vous avez rencontrés et que vous traitez dans votre œuvre ?
J’ai toujours été une artiste. J’ai commencé très jeune à pratiquer la photographie. La plupart des conflits venaient de moi, du fait de grandir, d’apprendre à me connaître et à connaître le monde. Il a longtemps été difficile d’être prise au sérieux, en tant que jeune fille. Et il est intéressant de voir comment mes images ont changé depuis que j’ai grandi.
En quoi trouvez-vous que votre travail a changé ?
J’ai assurément renforcé mon esthétique. J’ai réussi à définir mon style. Mentalement, ma façon d’aborder les sujets a changé. Quand j’ai commencé à l’âge de 15 ans, je prenais en photo des filles de mon âge. Ensuite, quand je me suis retrouvée à photographier des filles plus jeunes que moi, j’avais une perspective différente et une compréhension plus large de ce que ça signifie être une adolescente.
Comment organisez-vous les séances de photos pour mettre à l’aise vos jeunes modèles ?
En me rendant presque invisible. Généralement, je photographie les gens chez eux ou dans des fêtes. Je ne leur dis jamais ce qu’ils doivent faire. Je laisse les choses venir en essayant de rester spectatrice.
Pensez-vous que voir votre travail est rassurant pour les jeunes filles confrontées à une invasion d’images photoshopées dans les magazines ?
J’espère que oui. C’est difficile de grandir dans un monde où l’on ne se sent pas représentée, où tu ne voies ton image nulle part. C’est ce que j’essaie de faire : créer des images pour ceux qui ne trouvent pas leur reflet dans notre monde.
Comment choisissez-vous les entreprises pour lesquelles vous travaillez, étant donné l’aspect négatif que le monde de la mode peut générer pour les femmes ?
C’est une question délicate. Je pense que je ne travaillerai jamais pour Victoria’s Secret, mais il y a toujours quelque chose à gagner lorsqu’une compagnie qui a été ou pourrait être problématique engage quelqu’un qui essaie d’améliorer le monde. Pour moi, c’est toujours une petite victoire quand je travaille pour une entreprise qui n’a jusque-là jamais abordé le genre de choses que je fais. C’est une façon de faire peu à peu passer mon message par le biais de ces compagnies et auprès du grand public, alors qu’en temps normal, ce n’est pas ce qu’elles promeuvent.
Vous plaidez énormément pour que les femmes gagnent en autonomie et assument leur corps. Quel est votre sentiment au sujet du travail quasi pornographique de Richard Kern, d’autant plus que vous avez posé pour lui et été sa directrice de casting ?
Pour dire les choses crûment, c’est de la pornographie. Richard Kern est une personne que j’apprécie énormément, donc je ne suis sans doute pas objective. Ce que j’ai toujours aimé dans son travail, c’est qu’il photographie n’importe quelle fille, avec n’importe quel type de corps, ce que je trouve chouette. C’est quelque chose qu’on ne rencontre pas souvent dans la photographie pornographique dominée par les hommes. C’est un aspect que j’ai toujours apprécié chez lui. Il n’a rien à voir avec Terry Richardson.
Vous avez porté plusieurs casquettes au cours de votre carrière : photographe, artiste, directrice de casting et maintenant réalisatrice de film. Comment faites-vous pour vous adapter à chacun de ces rôles ?
J’ai toujours voulu filmer. C’est mon premier amour en quelque sorte. C’est la raison pour laquelle j’ai choisi la photographie, parce que c’était une façon plus facile, plus abordable, de raconter une histoire. Je suis encore en phase d’apprentissage dans ce domaine. C’est totalement différent. Ça prend beaucoup plus de temps, ça me force à apprendre la patience. Dans mon idéal, je tournerais un film en une semaine et il sortirait tout de suite. Dans la réalité, ça prend genre un an. J’ai toujours été une artiste multi-média. Et je pense qu’il est très important, si on se concentre sur un médium, d’en expérimenter d’autres, pour donner plus de force à son travail. Ce n’est pas seulement une question d’adaptation, c’est quelque chose que j’aimais faire naturellement parce que ça fait partie de la création d’images.
Si des extra-terrestres atterrissaient sur Terre et voulaient comprendre les adolescentes, quels films leur conseilleriez-vous ?
D’abord Carrie, puis Traquée. J’aime vraiment ce dernier. Ça n’expliquerait rien, mais je trouve que c’est un portrait fabuleux de l’adolescence, et l’héroïne est prise au sérieux.
Où vous imaginez-vous dans cinq ans ?
J’espère que je serai en train de faire un film. J’aimerais beaucoup. Ça prend peut-être plus de temps, mais un long-métrage, c’est vraiment un objectif auquel j’aspire.
Est-ce que vous voulez filmer, réaliser ou écrire vous-même aussi ?
J’aimerais réaliser, mais contribuer à l’écriture du scénario me plairait aussi. Je n’écris pas, mais je pourrais participer aux idées.
Est-ce que vous estimez qu’en tant que femme artiste vous avez une certaine responsabilité envers les femmes ? Cela tend à être un sujet tabou pour les femmes.
C’est carrément tabou. J’en parlais justement hier. Je sens cette responsabilité quand on me force à la ressentir. Quand des gens laissent entendre : « Tu n’en fais pas assez. » C’est une exigence folle que nous nous imposons. Enfin, je ne mets pas cette pression sur les autres, mais quand on représente une cause, il y a toujours quelqu’un qui te demande d’en faire plus. Parfois, je me sens coupable de ne pas en faire davantage, alors je dois m’asseoir et me rappeler : « Bon, tu n’es qu’une seule personne. » Une grande partie de mon travail se situe dans le domaine de la culture populaire. Je ne suis pas là pour sauver le monde, c’est juste moi, je fais mon truc. Beaucoup de gens se sentent en droit de régenter la vie des autres. J’ai toujours ce sentiment d’ambivalence quand ils me reprochent de ne pas faire ce qu’ils voudraient. Mais je ne suis pas un professeur, je suis juste moi.
Propos recueillis par Natasha Zedan
Natasha Zedan, écrivaine et photographe, vit et travaille à New York.